Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg entonnent leur grand retour à Madrid
Après la Tétralogie de Wagner étalée sur quatre saisons (nos comptes-rendus), et un Tristan et Isolde donné en concert l’année passée, le Théâtre Royal de la capitale espagnole poursuit cette programmation avec le retour tant attendu des Maîtres Chanteurs de Nuremberg (23 ans après une production Berlinoise sous la direction musicale de Daniel Barenboim). Cette nouvelle production madrilène est une confirmation et affirmation supplémentaire de la place du chef Pablo Heras-Casado dans le paysage wagnérien. Après avoir conduit le Ring in loco et avoir débuté à Bayreuth l’été dernier (avec Parsifal, comme le wagnérien italien Daniele Gatti en 2008), il dirige cette œuvre pour la première fois. Enfin, il s’agit également d’une première wagnérienne pour le metteur en scène Laurent Pelly qui, naturellement, s’attaque d’abord à ce qui s'approche au plus d'une comédie dans le catalogue du compositeur allemand.
Amateur des plateaux inclinés et des cadres de tableaux (à l’instar de sa dernière création théâtrale L’Impresario de Smyrne), Laurent Pelly propose une lecture symboliste et intemporelle du livret de compositeur. Il y oppose deux mondes, d’un côté l’académisme rigide et obsolète des maîtres chanteurs, vêtus de noir et figés au sein d’un cadre (celui, borné, de l’esprit des conventions et traditions), et de l’autre l’ouverture d’esprit d'Hans Sachs et Walther von Stolzing qui incarnent la sagesse et la jeunesse, la liberté et la créativité intellectuelle et spirituelle.
Cette confrontation des deux univers est manifestée par les costumes (Laurent Pelly et Jean-Jacques Delmotte) mais aussi par un jeu de lumières en oppositions de clair-obscur (travail d’Urs Schönebaum) qui sait avec saveur mettre en avant les scènes intimistes. De la même manière, les décors de Caroline Ginet accentuent cette approche avec des solutions intelligentes, comme cette pile de livres avoisinant une ruche de semelles dans l’atelier du cordonnier Sachs, ou encore les maisons en cartons et les murs penchés et en décomposition traduisant l’idée de la fragilité du monde (renvoyant au monologue final de Sachs qui rappelle qu’après la disparition de l’Empire, seul l’art survivra).
Le plateau tournant et incliné apporte du dynamisme, mais malgré une lecture stimulante sur le plan intellectuel, le paysage bucolique sur lequel se referme le spectacle ne parvient pas à pallier le manque d’éclat sur le plan visuel, laissant visiblement une certaine partie du public sur sa faim.
Déjà grand spécialiste du rôle d'Hans Sachs, Gerald Finley affirme à nouveau ses qualités vocales avec assurance et conviction. Le timbre est rond et chaleureux, avec un phrasé succulent qui baigne dans un legato plein de nuances. L’usage du vibrato est maîtrisé avec beaucoup de finesse, adossé à une ligne nourrie qui se projette loin. Le duo avec Beckmesser est un peu déséquilibré par rapport à la fosse, léger défaut vite remédié avant de terminer en apothéose avec son monologue qui clôture le spectacle.
Après avoir porté le rôle-titre de Nixon in China dans cette même maison, Leigh Melrose joue et chante avec brio le personnage grotesque et sournois de Sixtus Beckmesser. Entièrement investi dans le rôle, il court et boîte à travers la scène, chaque mouvement étant accompagné de gestes et de mimes, minutieusement travaillés. Même si cette représentation caricaturale du personnage vire parfois à l’excès, le baryton britannique lui insuffle une veine comique, même à travers son chant, alternant habilement les registres et toujours dans la précision rythmique et tonale.
Le ténor croate Tomislav Mužek est le jeune chevalier Walther von Stolzing. Sa voix est dotée de lyrisme et d'héroïsme, mais le son perd de sa force et de son éclat face à la masse orchestrale. Les cimes sont parfois poussives, mais le médium brille notamment dans les airs, solidement préparés et finement phrasés. Il se distingue en particulier dans l’acte final, avec luminosité et expression.
Le David de Sebastian Kohlhepp est un ténor aux couleurs lyriques, mais quelquefois assombri. L’appareil est solidement élastique, le phrasé bien ciselé et le souffle long et tenu. Même si les aigus s’avèrent forcés, la voix reste stable et arrondie, proposant un chant bariolé, avec une prononciation irréprochable et un registre de tête subtil.
La soprano américaine Nicole Chevalier incarne Eva avec une énergie juvénile. Les parties plus récitatives et dans la gamme grave perdent le charme de son art vocal, contrairement aux aigus où elle peut s'épanouir pleinement, chantant avec force et précision. La projection est droite mais moyennement robuste, sans trop de délicatesse dans le phrasé.
La mezzo Anna Lapkovskaja offre à Magdalene ses allures vocales assombries, l’élégance et la force résonnantes de ses graves, contrastant avec les sommets qui poussent vers les stridences, souvent en défaut de justesse.
La basse coréenne Jongmin Park campe Veit Pogner, le père doux et attentif d’Eva, d'une voix touffue et volumineuse, avec un jeu solide.
José Antonio López joue avec merveille la grotesque austérité de Fritz Kothner, aux cheveux ébouriffés, énonçant les règles d’une voix stable et résonnant dans les graves (mais trop poussé dans les cimes, avec un vibrato en roue libre).
Le ténor Paul Schweinester se présente en Kunz Vogelgesang d’une voix radieuse et claire, d’excellente prosodie, Barnaby Rea (Konrad Nachtigal) est une basse robuste, nourrie et souple, le Balthasar Zorn d’Albert Casals est un peu moins audible avec des aigus vibrés, Kyle van Schoonhoven (Ulrich Eisslinger) a une bonne prononciation mais des aigus limités, tandis que Jorge Rodríguez- Norton dans le rôle d’Augustin Moser présente des couleurs chaleureuses et solaires. Enfin, Bjørn Waag en Hermann Ortel chante sa ligne d’une précision et projection solides, Valeriano Lanchas est un Hans Schwarz énergique et en possession d’un appareil ample et timbré, tandis que Frederic Jost est un Hans Foltz à la voix dense et rectiligne.
Le petit rôle du veilleur de nuit, qui ne compte que quelques mesures à la fin de l’acte II est souvent attribué à un choriste ou membre de la troupe. Il dispose ici certainement du plus célèbre interprète de son histoire : Alexander Tsymbalyuk, un des plus grands Boris Godounov à l’heure actuelle (comme il le chanta à Hambourg en ouverture de cette saison), incarne ici ce rôle tout en bas de la liste de la distribution (c'est lui qui ouvre les saluts au rideau final). Ses phrases sont étendues, vibrées et expressives, trop même pour cette brève apparition sur scène.
Pablo Heras-Casado dirige l’Orchestre de la maison avec assurance, l’ouverture étant radieuse et bien équilibrée, surtout les parties de cuivres bien contenues. Le son est quelque peu léger et solaire (l’étoffe germanique n’étant donc pas au rendez-vous). Cela donne une clarté au paysage sonore dans lequel les cordes ont un jeu assez compact, précis et rythmé. Les tutti avec les chœurs sont poignants et impressionnants, emplis de résonance. Les musiciens solistes offrent des moments mémorables, même si la harpe de Beckmesser semble un peu rigide et manque d'entrain. Pablo Heras-Casado tient bon les rênes de ses effectifs, particulièrement en rapport avec les solistes, l’entente demeurant bien mesurée, malgré quelques décalages rythmiques mineurs qui ne nuisent pas à l’ensemble de performance.
Après avoir passé une décennie au Liceu de Barcelone puis suivi Stéphane Lissner de Paris à Naples, le chef de chœur José Luis Basso revient en Espagne, cette fois à Madrid. Après un démarrage plus réservé depuis les coulisses, l’énergie du Chœur du Teatro Real se déploie pleinement par la suite et devient palpable dès la première note sur scène : le son est puissant et harmonieux, l’intonation et le rythme sont impeccables. Les parties masculines sont relevées au premier plan avec un chant héroïque et plein d’élan, qui atteint son apogée dans le dernier acte. Le chœur des garçons est lui aussi à la hauteur de sa tâche, précis et nuancé dans l’expression.
Le public madrilène éclate en ovations au tomber du rideau, saluant chaleureusement l’ensemble de l’équipe, notamment Gerald Finley ainsi que le principal chef invité de la maison, Pablo Heras-Casado.