Tristan retrouve son Isolde au Teatro Real de Madrid
Après une Tétralogie quadriennale signée Robert Carsen et terminée la saison dernière sous les couleurs ukrainiennes, le Teatro Real de Madrid poursuit sa programmation wagnérienne avec Tristan et Isolde, cette fois en version de concert semi-scénique sous la direction de Semyon Bychkov. Andreas Schager revient ainsi pour la troisième année consécutive en tête de distribution à Madrid, après Siegfried et Le Crépuscule des dieux, tandis que la soprano Ingela Brimberg, souffrante, cède sa place à Catherine Foster, dans le rôle d'Isolde. Justin Way, chargé du mouvement scénique, assure une mise en espace discrète et au service du livret. Les chanteurs occupent une superficie réduite, à l’avant-scène et derrière orchestre, usant à l’occasion d'autres zones spatiales telles que coulisses ou loges latérales. Quelques accessoires comme le philtre, un lit et un petit plateau multifonctionnel suffisent à se concentrer sur la partition.
Andreas Schager se démarque comme à son habitude par une sonorité héroïque et volumineuse. Les passages intimes n’en sont pas moins savoureux, particulièrement dans les tempi moins rapides, même si les lignes droites et vibrées manquent de finition. La vitalité et l'énergie vocale se poursuivent jusqu’au terme de cette prestation toujours éprouvante, impressionnant l’auditoire qui le couronne d'ovations. Ses duos d’amour avec Catherine Foster sont tout de même inégaux et déséquilibrés, leurs sensibilités disparates ne composant pas l'alchimie du philtre d’amour. La soprano anglaise a une voix moins charnue et audible que son partenaire, surtout lorsque le grand effectif orchestral s’en mêle. La prosodie est solide, tantôt claire mais tantôt inaudible, les segments chantés piano représentant son arme la plus forte. Son timbre est dramatique même si les cimes sont perçantes et moins soutenues, quoique l’intonation demeure stable, hormis quelques sauts hésitants. La Mort d’amour est quelque peu hâtive et file une couleur unie.
Franz-Josef Selig est un Roi Marke souverain et autoritaire. Ses profondeurs de basse étoffée résonnent loin dans la salle. Son expression est large et hautement nuancée, sa langue allemande maternelle sonnant naturelle et éloquente jusqu’à la dernière syllabe.
Andreas Schager, Franz-Josef Selig & Catherine Foster (© DR)
Le Kurwenal de Thomas Johannes Mayer est un confident loyal et un compagnon de route (de Tristan) interprété avec beaucoup de chaleur et d'élan. Il résonne solidement sous le phrasé wagnérien, mais manque d’huile vocale dans les sommets, crispés.
Ekaterina Gubanova, quant à elle, chante Brangäne avec la force mesurée d’un timbre charnu et dramatique, teinté de rondeur. La justesse et la ligne sont maîtrisées, y compris dans la sphère des aigus vibrants et vigoureux, tandis que la prononciation s’affirme plutôt claire et articulée malgré quelques passages nuageux.
Melot, qui affronte et blesse mortellement Tristan se présente avec l’ardente mais plutôt légère voix de ténor de Neal Cooper, manquant d’épaisseur. Le berger, Jorge Rodríguez-Norton arbore une voix des plus sonores et éloquentes, digne d’un grand rôle. Enfin, Alejandro del Cerro est lyrique et radieux en marin, tandis que David Lagares chante le timonier vigoureusement d’une voix étoffée dans l’assise.
Semyon Bychkov, à la tête de l’Orchestre et du Chœur (masculin) du Teatro Real, propose une direction vive et engagée, savamment coordonnée entre les différents plans musicaux. Le relief de son paysage sonore très continu surgit de l’autorité et des couleurs des chœurs marins, tandis que le sommet de théâtre et de musicalité émerge du fameux et soyeux solo de cor anglais. Les cuivres ont certes une masse tonnante qui impressionne l’auditeur encore et toujours, mais les cordes filent l’émotion dans tous les sillages.
Au dernier souffle d’air d’Isolde mourante, les passionnés mélomanes et wagnériens emplissant la salle madrilène, se lancent en irruptions de joie, de clameur et d’applaudissements assourdissants.