Nadine Sierra, Manon étincelante à l'hôtel Barcelone
Le Grand Théâtre du Liceu de Barcelone présente la production-événement de sa saison printanière, Manon de Massenet version Olivier Py, annoncée exceptionnelle en raison de sa double distribution haut de gamme, avec une exclusivité : la prise du rôle du Chevalier des Grieux par Javier Camarena qui devait ainsi ajouter une autre corde à son arc lyrique. Toutefois, un mois avant la première, le Liceu annonçait le retrait du ténor mexicain de l'affiche, le soliste estimant que sa voix n'avait pas encore évolué dans la direction souhaitée pour pouvoir assurer ce rôle. C'est Michael Fabiano qui le remplace, le ténor américain ayant notamment interprété ce rôle au Métropolitain de New York en 2019.
Olivier Py place cette histoire dans une maison close, renommée Hôtel (Transylvanie). La protagoniste est représentée en femme-objet, fille pas si naïve et innocente (dans cette lecture), proie des hommes de pouvoir qui la convoitent. Encore une fois, le metteur en scène a recourt aux sujets et choix scéniques qui lui sont chers (récemment revus dans Thaïs à la Scala ou dans les Mamelles au TCE par exemple). La dichotomie entre Eros et Thanatos s'y manifeste avec son iconographie de référence – nudité, travestissement, masque de mort, images du monde du spectacle avec ses grands escaliers, grande roue, lumières scintillantes et paillettes.
Comme d'habitude, une mise en abyme (et en abîme) y est de mise, dans la scène du ballet notamment, montrant la face et le revers, les aspects public et privé des personnages. Cette transposition est soigneusement pensée et appliquée, très dynamique, animée et d'une spectacularité polychrome mais dans l'esthétique de la surenchère, de la (sur)abondance des acteurs, des mouvements et des symboles visuels qui, à l'instar des publicités invasives, inondent les esprits et rendent le suivi intense, lourd et difficile.
Nadine Sierra revient dans le rôle-titre de cette production qu'elle chantait à Bordeaux et s'investit pleinement dans l'incarnation d'une fille, à la fois diva et séductrice coquette, enfant innocent dans son amour et ses rêveries. Son français est travaillé (jusqu'aux voyelles nasales) mais coloré d'un accent qui apporte du charme à sa Manon, notamment dans les dialogues parlés. Les aigus poitrinés sont atteints à pleine voix et en précision, du début à la fin – effort qui lui assure un succès immédiat auprès du public barcelonais. Le vibrato est présent mais muselé, accompagné d'une maîtrise de souffle remarquée, toujours là même lorsqu'elle affronte de longs passages chromatiques. Le phrasé se dessine en tendresse et souplesse, avec un piano succulent.
Michael Fabiano chante le Chevalier des Grieux à la Puccini, d'une voix et d'un phrasé belcantiste, usant de son volume imposant et indiscutable jusqu'à la démesure. Le jeu est investi et passionné, comme son chant, adossé à une prononciation plutôt imprécise et parfois imperceptible, quoique le français parlé soit solidement articulé. Son timbre est solaire et nourri, avec une émission vibrée qui se projette loin.
Alexandre Duhamel (qui était lui aussi du voyage à Bordeaux) est un Lescaut sonore et moyennement élastique, avec une présence scénique marquée. Son assise n'est pas suffisamment soutenue, les aigus étant serrés, et c'est dans la zone médiane de sa tessiture qu'il peut déployer son plus grand potentiel. La prosodie est soignée et savoureuse, mais l'expression manque de rondeur.
Laurent Naouri aborde son rôle du Comte des Grieux avec un sérieux paternel et clérical. Son français est le plus naturel et le mieux articulé, avec étoffe dans les graves. La ligne reste tout de même fort vibrée, ce qui nuit à la clarté et à la luminosité de l'expression, qui n'est pas pour autant privée de musicalité.
Albert Casals est un Guillot de Morfontaine bouffon, ténor svelte à la prononciation fort hispanisée, qui ne fait que renforcer l'effet comique. Par ailleurs, son intonation frôle la fausseté, avec le jeu grotesque que lui assigne Olivier Py. Tomeu Bibiloni en Monsieur de Brétigny est un baryton solidement résonnant et charnu, quoique l'assise manque d'épaisseur. L'expression vocale est nette, tout comme sa prosodie. L'aubergiste Pau Armengol se présente d'une voix robuste et arrondie dans les graves, son français étant suave et infaillible. Le phrasé est en phase avec le style français, d'une émission fine et droite.
Les trois filles incarnent ici les vendeuses d'amour en figures sexualisées. La Poussette de la soprano colorature Inés Ballesteros est lumineuse et aiguë, traversant ses passages en souplesse et légèreté. Javotte (Anna Tobella) est une mezzo bien ancrée dans ses graves charnus, aux côtés d'Anaïs Masllorens en Rosette, ayant pour sa part d'importantes difficultés dans l'émission et la justesse.
Marc Minkowski dirige sa troisième série de représentations de cette production, après Bordeaux et Paris (Opéra Comique). L'Orchestre catalan est bien enjoué et timbré, bien que la grande ampleur occasionnelle des percussions et cordes désavantage l'équilibre global. Les menuets et autres danses jouées depuis les coulisses sont tendres, délicates et mélodieuses. Le Chœur du Liceu est en bonne entente avec la fosse, exceptés quelques passages impétueux où de légers décalages se font ressentir. Les basses s'alignent harmonieusement avec l'orgue dans le chant polyphonique (à Saint-Sulpice), alors que la partie féminine plonge les auditeurs dans la délicatesse exquise soutenue par les cordes et les harpes. Les forces jointes produisent des passages hauts en couleurs et solennité vocale.
Le public émerveillé salue chaleureusement les artistes à la tombée de rideau, en particulier Nadine Sierra et Michael Fabiano qui charment l'auditoire de leur alchimie artistique.