Diptyque Bartók-Rachmaninov à l’Opéra National de Grèce
Les deux œuvres sont réunies en une soirée, car courtes, en un acte, pour une durée d’une heure environ chacune. L’écriture musicale n’a toutefois pas grand-chose en commun, entre l’orchestration mirifique de Béla Bartók en pleine possession de ses moyens et le romantisme du jeune Rachmaninov, bien inspiré du haut de ses 19 ans. Des thématiques communes se dessinent malgré tout : celles du meurtre, de la monstruosité humaine et de la dislocation du couple. L’esthétique des deux opéras est différente, les lectures de Themelis Glynatsis et Fanny Ardant le sont aussi.
Le Château de Barbe-Bleue souligne la noirceur du drame, centré sur le couple Judith/Barbe-Bleue. Le parti pris est réaliste (pas de barbe bleue postiche) mais tend vers le cauchemar. À mesure que la lumière (de Stella Kaltsou) se fait, l’espace de la chambre nuptiale apparaît entouré de rochers suintants d’humidité. Puis les murs disparaissent, révélant une caverne béante qui accroît encore l’angoissante tension, déjà bien perceptible dans la partition de Bartók.
Le livret imprégné de symbolisme de Béla Balázs cède ici la place à l’obscur, au dérangeant. La symbiose entre musique et scénographie (de Leslie Travers) s’avère renforcée par l’acoustique exemplaire de la salle. Sous la baguette de Fabrizio Ventura, la partition révèle son intense expressivité et ses contrastes, à mesure que s’ouvrent les sept portes du château, chacune sur un tableau musical différent. Les ostinati (rythmes obstinés) figurant le miroitement du trésor de Barbe-Bleue sont finement esquissés, de même que les motifs inspirant une peur croissante.
La basse Tassos Apostolou incarne un Barbe-Bleue ténébreux, d’une voix puissante au timbre viscéral, rugueux parfois mais toujours précis. Dans le rôle de Judith, Violetta Lousta se montre très investie dans son jeu et déploie un soprano dramatique riche, à l’aigu solide.
Aleko n’avait encore jamais été produit non seulement dans la jeune salle de l’Opéra national inaugurée en 2017 au sein du complexe culturel Stavros Niarchos, dans le quartier de Kallithéa, mais à l'Opéra d'Athènes et même en Grèce. Pour l’occasion, il a été fait appel à Fanny Ardant pour signer la mise en scène, dans des décors de Pierre-André Weitz (collègue habituel d'Olivier Py avec lequel il avait présenté in loco Wozzeck de Berg). Sur le plateau, deux roulottes encadrent une estrade éclairée par des lampions. Toute l’action se déroule de nuit. Une lune immense en fond de scène s’obscurcit peu à peu, jusqu’à plonger le plateau dans une pénombre quasi-complète sur la dernière scène, lorsqu’Aleko s’en va seul et rejeté de tous. Les décors sont imposants, à l’image des deux grands échafaudages en bois depuis lesquels chante le Chœur, préparé par Agathangelos Georgakatos. Placé de part et d’autre de la scène, de biais par rapport à l’orchestre avec les voix d’hommes d’un côté, les voix de femmes de l’autre, ce dispositif ne met pas les choristes dans les meilleures conditions et plusieurs décalages se font entendre. L’équilibre des voix est cependant agréable, même si les graves des basses résonnent peu. Concernant la danse, l’ajout de percussions corporelles sur la musique de Rachmaninov semble intéressant, sans révolutionner l'approche. Le spectaculaire passe davantage par les costumes (Katarzyna Lewińska), richement ornés.
Le rôle-titre est tenu par le baryton Tassis Christoyannis (connu en Grèce sous son nom complet Tassis Christogiannópoulos), qui livre une prestation maîtrisée tant sur le plan vocal que théâtral, tantôt dans la colère, tantôt dans la douleur. Le jeu ne l’emporte jamais sur le chant, qui conserve la netteté de son timbre.
Myrsini Margariti est une Zemfira mutine, au vibrato rapide qui donne à sa voix un éclat de soprano léger, le volume en plus. Son interprétation manque en revanche un peu de contrastes.
Dans le rôle du jeune gitan, le ténor Yannis Christopoulos déploie un timbre serré, non dépourvu de chaleur et surtout sans nasalité, mais son aigu est fragile ce soir.
Yanni Yannissis, qui incarne le vieillard, fait montre d’une belle présence scénique et d’une puissance vocale radieuse, parfaitement vibrée.
Dans le rôle de la femme bohémienne venant annoncer le bannissement d’Aleko, Ines Zikou fait une entrée pleine de prestance dans un somptueux costume orné de perles. Sa brève intervention est précise, sans forcer son mezzo-soprano.
Cette double production (qui sera diffusée sur Mezzo Live et sur medici.tv le 15 décembre prochain) reçoit un accueil très chaleureux. Le public regagne ensuite l’esplanade du centre culturel Stavros Niarchos, qui réunit la Bibliothèque Nationale de Grèce ainsi qu’un vaste jardin méditerranéen à deux pas de la mer.