À Nancy, transgressions et traumatismes pour un triptyque lyrique
L’idée de génie pour ce spectacle est de réunir trois œuvres de compositeurs plus ou moins contemporains – Bartók est né en 1881, Honegger en 1892, Hindemith en 1895 –, issus de cultures et de traditions extrêmement différentes, et d’en faire un triptyque à la fois unifié thématiquement et cohérent dramatiquement.
Difficile pourtant de voir a priori quelques liens entre l’extase religieuse quasiment blasphématoire de Susanna, la quête initiatique de vérité entreprise par Judith, et le dialogue avec Dieu qui constitue le corps et le cœur du texte de Claudel. Pourtant le résultat est là, grâce au travail du metteur en scène britannique Anthony Almeida, qui a su trouver entre les trois ouvrages les fils conducteurs permettant de mettre en valeur leurs dénominateurs communs et leur proposer ainsi un nouvel éclairage.
Un décor unique (de Basia Bińkowska), tout d’abord, constitué d’une immense boite noire posée sur un plan incliné pivotant, et qui permet selon sa disposition de décliner toutes les variantes de l’isolement et de l’enfermement, ou au contraire de la transfiguration et de la libération. Les splendides lumières de Franck Evin illustrent idéalement les ombres et les ambivalences de la thématique. Autre fil rouge du spectacle, la présence d’une figure féminine emblématique qui, de par sa narration, relie les trois ouvrages : une fillette qui apparaît au lever et au tomber du rideau, et qui revient également à d’autres âges de la vie, notamment sous les traits de Catherine, la récitante de La Danse des morts. La narration, partie constituante de l’ouvrage de Bartók, qui démarre sur une partie récitée, informe ainsi les deux ouvrages qui l’enchâssent. Les trois ouvrages donnent ainsi à se lire comme un long cheminement de vie, comme une odyssée qui permettrait à une femme unique de traverser toutes les étapes de la vie.
Si le titre donné au spectacle, Héroïne, souligne la dimension éminemment féministe de la proposition, la direction d’acteurs, enfin, multiplie les subtils effets d’échos et de renvois d’un texte à l’autre. Le désir de Susanna de presser son corps dénudé contre celui du Christ est ainsi doublé par celui de Judith, prête à assécher avec son corps les murs le château de son époux afin de mieux le réchauffer et lui donner vie dans sa quête d’absolu et de vérité. Ces actes extrêmes sont montrés avec une grande pudeur, le dévêtissement de Susanna étant figuré par le simple dévoilement de sa longue chevelure rousse, image permettant de suggérer à la fois l’érotisme et la sensualité de la scène, tout en suggérant l’exaltation du sacré. Autre point commun entre Susanna et Judith, la force vitale de deux personnages en tout point triomphants, résolus à aller au bout d’elles-mêmes et de leur vie, quitte à, comme c’est le cas pour Judith, anéantir Barbe-Bleue dont la troublante vulnérabilité aura très rarement percé à ce point. Le lien avec l’œuvre de Claudel et Honegger est sans doute plus difficile à percevoir (peut-être via Judith et Holopherne ?), entretenu tout de même par la présence d’interprètes aperçus dans les précédents ouvrages. Judith et Susanna réapparaissent dans La Danse des morts, même si leur rôle n’y est pas clairement explicité.
Sur le plan musical, les liens entre les trois ouvrages sont soulignés par les choix de distribution vocale, certains chanteurs intervenant dans deux des titres proposés. Anaïk Morel, intense Susanna en première partie, fait ainsi également entendre son mezzo chaud et voluptueux dans l’oratorio d'Honegger, se contentant d’un rôle muet dans Le Château de Barbe-Bleue où, simple figurante, elle incarne physiquement une des trois précédentes épouses.
Apolline Raï-Westphal et Yannis François sont respectivement la servante et le valet dans l’ouvrage d'Hindemith, dont ils maîtrisent l’art du Sprechgesang (parlé-chanté) tout en déployant des trésors de legato chez Honegger. Le premier fait valoir un baryton limpide à la diction châtiée, la deuxième un timbre de roses délicatement fruité. Elle aussi apparaît comme figurante chez Bartók.
Rosie Aldridge, terrifiante Klementia chez Hindemith, revient sous les traits d’une Judith presque inquisitrice, à qui elle prête son mezzo puissant et percutant, dépourvu de sensualité mais couronné d’un aigu facile et triomphant.
Bouleversant dans le rôle d’un supposé prédateur (Barbe-Bleue) poussé par son épouse jusque dans ses derniers retranchements, Joshua Bloom dispose quant à lui d’un baryton(-basse) souple et crémeux qui devrait faire de lui un chanteur mozartien d’exception.
Sortie du chœur, l’alto Séverine Maquaire complète grâce à son timbre chaud et solaire la distribution de Sancta Susanna.
L’ouvrage d'Hindemith permet de faire entendre quelques brèves interventions chorales, préfigurant ainsi le bonheur trouvé dans La Danse des morts où le Chœur de l’Opéra national de Lorraine, enrichi pour l’occasion d’un certain nombre de chanteurs complémentaires, gratifie le public d’une prestation de haut vol, autant pour la qualité de la diction, la variété dynamique des interventions ou encore la précision de l’exécution.
Sous la baguette enflammée de la cheffe Sora Elisabeth Lee, l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine sait lui aussi trouver les sonorités aptes à convaincre de l’unité artistique du projet, trouvant toutes les passerelles nécessaires pour interpréter des ouvrages aux règles d’orchestration aussi différentes les unes des autres.
Le public, plutôt clairsemé en raison sans doute de l’originalité du programme et de l’entreprise, réserve un accueil enthousiaste à ce spectacle réunissant la pertinence des appariements et la qualité de l’interprétation.