La Vie est un songe, entre rêve et réalité à Venise
À rideau fermé, les timbres graves des cordes et du basson entament dans une nuance piano et un tempo lent une phrase mélodique sombre évoluant progressivement vers l’intervalle caractéristique du triton (trois tons d’écart entre deux notes), appelé intervalle du diable depuis le Moyen Âge : l’idée même de dissonance et d’ambiguïté traduit le conflit intérieur entre rêve et réalité, celui de son protagoniste, un prince enfermé dans une tour depuis sa naissance.
Nombreux sont les personnages captifs dans les opéras, ici il s’agit d’un homme, d’un prince, qui ne subit pas de tortures, de maltraitance, d’abus de pouvoir, de vengeance mais la force de la superstition. Il est enfermé dans une tour par son père Roi, qui croit aux présages funestes liés à la naissance du premier-né (il craint que son héritier puisse utiliser son pouvoir royal pour exercer une tyrannie sur son peuple). Pris de remords, le Roi décide de le libérer et le conduit endormi à la cour. Au réveil, le Prince manifeste toute sa colère face à l'état dans lequel il a été injustement retenu. De nouveau emprisonné, il pense avoir rêvé. Il sera finalement libéré, à la demande du peuple.
Le scénographe Massimo Checchetto a imaginé une structure rotative, ce qui permet une juxtaposition d’épisodes indépendants, idéale pour le principe structurel cher à Malipiero, « à panneaux ». Sombre, cette structure est rehaussée par les lumières en clair obscur de Fabio Barettin, avec une dominante de noir et d’or. Ces couleurs mettent en valeur les costumes historiquement connotés XVIIe siècle, créés par Elena Cicorella, intensifiant le statisme des personnages pour suggérer des peintures de Velázquez ou du Caravage (seules vraies références au style baroque, absent de la mise en scène confiée à Valentino Villa).
Ici, pas d’effets illusoires, de grandiloquence, de machinerie mais un récit déroulé avec une évidence visuelle, sans dérouter le spectateur, par le seul recours à des objets significatifs ou des intentions fortes (l’énorme télescope pointé vers les astres, la table d’alchimiste avec multitudes de potions dans le palais du roi, toujours à scruter les présages favorables ou néfastes) ainsi qu’à une direction d’acteurs simple mais intelligible. Le prince, endormi, arrive à la cour attaché à une roue, rappelant le Christ en croix, pour se transformer en Homme de Vitruve (célèbre dessin de Léonard de Vinci) après avoir été lavé, habillé en conséquence. Symbole fort d’une résurrection humaniste et rationaliste, cette transformation est surprenante mais La vita è sogno est aussi une œuvre philosophique (la réalité même est remise en question par le doute) abordant aussi des thèmes théologiques (la charité chrétienne, le pardon).
La distribution vocale est italienne (à une exception), ce qui permet une parfaite compréhension du texte, traité à la façon d’une déclamation continue.
Le rôle du prince est interprété par Leonardo Cortellazzi. Sa voix de ténor est nuancée et riche, respectant au maximum les intentions du compositeur, celles d’un homme tiraillé entre rêve, souffrance et colère. Le timbre est clair, les aigus faciles, la voix mixte et la voix de tête bien contrôlées. Il déploie un phrasé expressif, le vibrato est perceptible sans être trop prononcé.
Veronica Simeoni incarne Diana, la déesse errant dans les bois, découvrant le prince dans une grotte au pied de sa tour prison. D’abord effrayée, elle va ressentir de l’amour et de la compassion pour cet étrange prisonnier. Sa voix de mezzo-soprano est puissante, bien projetée, le vibrato utilisé à bon escient. Le registre grave manque cependant d’assurance et certains aigus sont tendus, surtout dans ses dernières interventions.
Dans le rôle du Roi, Riccardo Zanellato déploie une voix de basse certes puissante mais au vibrato excessif masquant un soutien fragile. Cependant, par son phrasé, précis tout comme son articulation, et par son jeu scénique investi, il incarne un souverain en proie à la culpabilité.
Le rôle de Clotaldo, conseiller du roi chargé d’endormir le Prince pour le transporter dans le Palais puis lui révéler la vérité, est confié au baryton-basse Simone Alberghini. Sa voix aisée sur toute l’étendue de la tessiture est sonore, bien ancrée malgré un vibrato par moment très présent.
De sa voix de baryton puissante et vibrante, Enrico Di Geronimo interprète un double rôle : le serviteur de Diane et un garde du roi.
Enfin, dans les rôles à peine esquissés, Francesca Gerbasi et Levent Bakirci interprètent Estrella et Don Arias, la descendance du roi, lorgnant la succession au trône. La première intervient timidement avec une voix de mezzo peu sonore, le second (qui s’était fait remarquer dans un autre rôle de prisonnier, celui de Dallapiccola) fait entendre une voix timbrée, au legato soigné.
Les parties chorales d’une grande intensité et diversité sont interprétées avec ardeur par le Chœur du Théâtre de La Fenice préparé par Alfonso Caiani. Partition à la main, chef dirigeant sur scène, le chœur est traité de façon étrangère à la scénographie. Son intervention au balcon suggère cependant la foule descendant de la montagne, réclamant le prince parce que le peuple ne croit pas aux oracles.
L’écriture érudite du compositeur trouve une exécution inspirée chez les musiciens de l’Orchestre de La Fenice sous la direction de Francesco Lanzillotta. La phalange joue rarement en tutti, l’écriture étant pensée par pupitre, petits ensembles dialoguant entre eux, interventions variées d’instruments solistes privilégiant ainsi des couleurs en demi-teintes d’une grande richesse, à la saveur élégiaque.
Rêve, réalité… un dilemme qui ne semble pas résolu lorsque résonne le dernier accord de l’opéra. Le metteur en scène entretient cette ambiguïté en imaginant deux Princes, l’un restant dans sa grotte, l’autre assis sur le trône. À chacun de choisir le dénouement qu’il souhaite.
Ce qui semble bien réel toutefois, ce sont les applaudissements chaleureux du public venu nombreux et visiblement conquis.