Katia Kabanova à l’Opéra de Liège : quand la Volga se jette à la Meuse
L’Opéra Royal de Wallonie-Liège est ce petit coin d’Italie lyrique dans le plat pays, reconnu pour ses productions où le Bel Canto s’écrit et se chante en majuscules, se joue dans des décors et costumes sur-mesure, comme ses distributions. Cette institution poursuit dans cette voie et continue sous le mandat de Stefano Pace d’élargir également son répertoire : peu après la plongée en eaux lyriques vers un monde nouveau que représentait Rusalka de Dvořák (pour la première fois à Liège), voici Kát'a Kabanová de Leoš Janáček qui revient in loco après un quart-de-siècle, du 18 au 26 octobre 2024.
Retrouvez également sur Classykêo le 1er épisode de “Mon Opéra Secret”, tourné dans les Ateliers Liégeois et vous dévoilant des éléments de cette production…
(À) Nouveau
« L’Orchestre était d’emblée très motivé, notamment car cette œuvre n’a pas été jouée depuis 2000 (et d’ailleurs, aucun des membres actuels de l’Orchestre n’y avait alors participé), nous confie le chef d’orchestre de cette production, Michael Güttler. Nous travaillons donc avec autant de plaisir que d’exigence. La très bonne ambiance de travail contribue justement à sa qualité, pour affronter cette œuvre. Cette musique est une merveille et un défi. Janáček est extrêmement détaillé, quitte à devenir complexe, dans les instructions que donne sa partition. La technique n’est pas l’assurance de la réussite pour cette musique, mais l’absence de technique est l’assurance de l’échec. À ce titre, les musiciens m’ont dit apprécier ma clarté technique, j’en suis très satisfait. C’est la première fois que nous travaillons ensemble et d’emblée le contact de sympathie et d’estime réciproque s’est très bien noué. »
Ce maestro a de fait été engagé pour sa connaissance de ce répertoire… et pourtant comme il nous l’explique, cette production n’est pas sans une part essentielle de nouveauté, pour lui comme pour la maison : « J’ai beaucoup dirigé de répertoire tchèque, notamment dans le répertoire symphonique. J’ai également dirigé Káťa Kabanová mais il y a un certain temps… et en allemand comme presque tout le répertoire lyrique tchèque que j’ai conduit (La Fiancée vendue de Smetana, Rusalka de Dvořák, etc.). Les opéras de cette tradition ont été traduits en allemand, parfois même créés dans cette langue (d’ailleurs, exemple parmi bien d’autres concernant d’autres langues : la première de l’opéra russe Boris Godounov au Met en 1913 a été donnée… en italien et l’opéra a continué d’y être donné en italien la décennie suivante sauf que Chaliapine chantait le rôle-titre en russe !). Janáček parlait couramment allemand et pour ma part je suis né en Allemagne à 10 kilomètres de la République Tchèque.
Mais de fait, alors que j’ai beaucoup dirigé de musique et d’opéra tchèque, il s’agit de la première fois que je dirige une production d’opéra en tchèque. Bien entendu, cela change tout, de diriger une telle œuvre dans sa langue originale comme nous le faisons ici à Liège (qui a en outre engagé une coach de tchèque spécifiquement pour travailler avec nous au fil de la production). La musique donne tout son sens au texte, et réciproquement : tout fait sens, cette attention aux accents, aux modulations, ce rythme prosodique. Pour la première fois, je peux pleinement rendre justice à la musique du texte. D’autant que Janáček emploie des gammes et des airs du folklore national dans la richesse de cette partition et de ce drame. J’ai ainsi l’impression d’en apprendre autant que je puis en offrir à cette production. »
Théâtre et Opéra de Liège
Apprendre et offrir, tel est visiblement l’état d’esprit qui règne au sein de cette production, pour chacun de ses protagonistes et entre eux. Leur complémentarité s’est décidée dès la conception de l’ensemble, qui associe ainsi un chef spécialiste de ce répertoire avec la metteuse en scène Aurore Fattier, dont il s’agit des débuts dans le monde de l’opéra. Des débuts certes, mais sur mesure et s’appuyant sur la richesse de son parcours, et c’est ainsi qu’elle a été engagée par Stefano Pace, comme elle nous le raconte : « Je suis artiste associée au Théâtre de Liège, dans un vrai compagnonnage. C’est en venant voir une de mes pièces en ce Théâtre (Hedda d'après Ibsen), que Stefano Pace m’a proposé Kát'a Kabanová. J’ai toujours été très intéressée, fascinée même par l’opéra, mais je n’avais pas encore eu d’opportunité. Ces mondes sont très différents, mais la dimension pluridisciplinaire est déjà très présente dans mon travail : mes spectacles se jouent sur de grands plateaux, travaillent la vidéo. La musique y est aussi très présente : beaucoup de musique classique, ainsi que de la musique en direct, composée pour les spectacles et nourrissant les répétitions.
J’étais donc emballée et ravie de cette proposition, nous avons tout de suite échangé et travaillé, sur la pièce, le livret, la musique.
Hedda était mise en abyme par une réécriture, Katia sera mise en abyme par des personnages muets ajoutés d’adolescentes et de jeunes filles : c’est à travers leurs yeux qu’on verra cette histoire. Mais pour l’opéra, j’ai suivi le texte au plus près, j’ai réalisé au plateau les actions décrites dans les didascalies.
Et puis, bien sûr, des liens profonds existent entre Hedda et Káťa Kabanová, deux femmes au destin tragique, éprises de liberté mais dévorées par leur vie et la société, et dont les histoires s'achèvent de la même manière. Toutefois, Ibsen en fait un drame naturaliste tandis que Káťa Kabanová a une très forte dimension symboliste, avec cette présence de la nature et des éléments. L’univers s’en retrouve sensiblement plus onirique, accentuant le contraste entre une société humaine faite de violence, et ce souffle de la nature à la Volga intarissable.
La différence fondamentale tient en la centralité de la musique. J’accorde une très grande importance au récit, à l'esthétique, à l’atmosphère. Je fais un travail approfondi de recherche, notamment cinématographique, sur la place et l’importance de l’image. Mais l’enjeu pour la mise en scène d’opéra est de soutenir la musique, pour qu’elle puisse s’épanouir, se déployer (et que les chanteurs puissent chanter, “tout simplement”).
J’écoute beaucoup le chef, l’entente est extraordinaire, c’est passionnant de travailler ensemble, et de vivre ainsi baigné dans cette musique. C’est une grande chance.
La musique de Janáček est à la fois puissante en atmosphères (elle peint des paysages) et, en même temps, elle pénètre profondément la psyché et l’âme (notamment de Katia). La musique nous permet d’entrer en empathie et de comprendre le personnage, d’une manière sensationnelle (et via la sensation, pas par l’intellect).
Le décor que nous avons construit pour ce faire est extrêmement cinématographique : un décor réaliste de bord de Volga avec une ville abandonnée et une pelouse un peu desséchée (car nous voyons ce drame dans un futur apocalyptique où la nature est en souffrance). Il suffit de voir comment la nature a évolué depuis les rives verdoyantes de la Volga du temps où Alexandre Ostrovski a écrit la pièce qui a inspiré cet opéra (L'Orage en 1859) : comme on peut le voir dans des tableaux des peintres impressionnistes russes, tel Kustodiev.
Là, sur notre plateau, nous serons dans un univers réaliste mais passablement suggestif aussi avec des paysages en vidéo et même de la pluie, de la brume… Cette eau avec les feuilles et les branches au plateau formeront même une sorte de boue, un élément organique !
Les ateliers de décors de Liège permettent de faire tout ce dont nous rêvons, et ils le font d’une manière minutieuse, le résultat est très beau. »
Plongées dans un rôle, un répertoire, un univers
L’Opéra Royal de Wallonie-Liège replonge ainsi dans ce répertoire en lui apportant les assurances d’experts en la matière et la fraîcheur d’un “sang neuf”. C’est ainsi que s’y plonge l’interprète du rôle-titre, Anush Hovhannisyan qui chante Kát'a Kabanová pour la première fois et entre même à cette occasion pour la première fois dans ce répertoire. Or, comme elle nous le détaille : « C’est une chose de chanter les notes, les graves, les aigus… mais il s’agit surtout de tout réunir, avec l’orchestre, la profondeur du personnage, dans le contrôle que demande toute l’exigence de cette partition et sans négliger l’expressivité artistique.
Pour ce faire, l’expérience aide énormément : pour le multitasking de cette tradition d’opéra qui est très exigeante, avec sa texture, sa physicalité, son timing.
Il est d’autant plus précieux d’avoir du temps de travail et de répétition, comme c’est le cas dans un opéra tel que celui de Liège, où toute la maison est dédiée, vouée à chacune de ses productions à son tour.
La musique semble si merveilleuse pour le spectateur, qu’il est impossible de savoir toute la complexité qui se cache derrière. Ce personnage et cette œuvre demandent tant d’énergie, ils sont si intenses et denses sur le plan émotionnel : l'oppression y mène vers l’inévitable tragédie, d’une société répressive, de temps obscurs… contre laquelle on lutte en vain.
En sortant, je me dis combien nous avons de la chance de vivre en 2024, en Europe Occidentale… et il reste tant de chemin à parcourir ici et ailleurs.
Mais cet opéra étant un chef-d’œuvre, il est complet : sa musique a aussi ses rayons de soleil, qui contrastent d'autant plus avec la sombre réalité dramatique et musicale. Il trouve de quoi nous donner des sourires qui plongent d’autant plus dans la tragédie.
La musique vient profondément du texte, l’opéra est très proche du théâtre dramatique (comme le fait Berg avec Wozzeck dont j’aimerais tant chanter Marie).
À ce titre, travailler avec une metteuse en scène qui vient du monde du théâtre est passionnant : nous découvrons des éléments comme elle en découvre en nous. Nous nous aidons énormément, nous échangeons des idées, des points d’intérêts. Et nous avons une immense chance également de travailler avec Michael Güttler qui ajoute le tchèque à la dizaine de langues qu’il parle ! Il est en permanence dans le texte, il plonge dans la richesse des idées, le tout avec une grande modestie.
Cette production me donne ainsi le grand plaisir de voir dans quelle direction Stefano Pace mène sa maison. Je le connais depuis de longues années, du Royal Opera House et de Trieste. Intégrer Dvořák et réintégrer Janáček, c’est apporter l’univers slave au bel canto. Janáček est le Puccini de Moravie-Silésie. »
Le Mal incarné
Face à cette héroïne, se dresse la terrible Marfa Ignatěvna Kabanová (Kabanicha), incarnée dans cette production par Nino Surguladze, une habituée des lieux et qui y a fait un sacré parcours depuis les pures Preziosilla et Marguerite, en passant par la terrible Amneris, puis Ježibaba (la sorcière de Rusalka) avant donc Kabanicha : « Rusalka à Liège était ma première expérience en tchèque, c’était fascinant. La langue vous donne ses règles de chant. C’était une expérience fantastique, avec un rôle négatif mais tout de même un peu sympathique… Difficile désormais de trouver la moindre sympathie pour Kabanicha.
Kabanicha est un personnage complexe, je travaille beaucoup à son incarnation. Sa seule excuse est qu’elle est aussi victime de son temps, c’est pourquoi elle pense avoir raison : que tout doit continuer d’aller comme il en a toujours été. Elle est très solitaire, c’est un tyran mais tyrannisé par ses règles d’un autre temps. Elle voit donc Katia comme un danger, pour la liberté qu’elle incarne.
Vocalement, elle exige de la puissance et un grand contrôle, traduisant cette figure d'autorité froide, qui sait aussi s’adoucir (en apparence), même dans un timbre sombre.
Elle représente l’ancien ordre moral, elle doit tout contrôler, réprimer ses émotions, arborer ce masque qui ne la quitte jamais. Son obsession du contrôle traduit un désespoir, celui des murs qu’elle bâtit autour d’elle au point d’oublier comment être humain, comment aimer. Je dois traduire tout cela par le jeu et le chant.
Ces rôles m'intéressent car ils me permettent d’incarner l’opposé de qui je suis (c’est le métier d'artiste) et car ces personnages existent, dans la cruauté de ce monde.
D’ailleurs je suis étonnée de voir que ce rôle est souvent confié à des chanteuses d’un certain âge (je suis bien plus jeune) alors que le personnage (même s’il s’agit d’une marâtre) n’a pas la cinquantaine.
Il s’agit de mes débuts dans le rôle et dans le catalogue de Janáček, mais j’ai travaillé avec une spécialiste tchèque pour être au plus près du langage : être au plus près du texte est le plus important pour pouvoir exprimer ce que veut le compositeur.
Surtout, je suis extrêmement à l’aise à Liège : j’y ai débuté des rôles, le public est merveilleux, le théâtre rayonne d’amitié, c’est très précieux pour des débuts. Je m’y suis toujours sentie en confiance. Nous étions de grands amis avec le précédent directeur, Stefano Mazzonis di Pralafera : il était comme un père pour nous, il admirait beaucoup les voix et l’opéra. Je connaissais déjà son successeur, Stefano Pace, également très amical et positif : il apporte beaucoup de nouveauté dans ce théâtre, dans l’esprit de la maison et de la tradition. »
Au Service
Les liens se tissent ainsi entre les personnages, les interprètes et les lieux. Paradoxalement (mais c’est là une magie du théâtre), l’ambiance entre les musiciens est d’autant plus radieuse que ce drame est terrible et que les relations entre leurs personnages sont délétères. Et si des relations se nouent, c’est car toutes les personnes et les forces engagées pour cette production ont une histoire avec Liège, et contribuent à construire cette nouvelle page de son répertoire. Toutes, jusqu’aux rôles des “servantes”, bien loin d’être anecdotiques, comme nous en parle Anne-Lise Polchlopek (qui incarne Glaša / Fekluša) : « J'ai été engagée pour cette production qui marque mes débuts à l'Opéra de Liège grâce à ma participation à un concert au Studio 4 à Flagey (à Bruxelles) organisé par la Chapelle Musicale Reine Elisabeth (j’étais alors artiste en résidence au sein de la structure). Ce fut une soirée inoubliable partagée avec l'Orchestre de l'Opéra Royal de Wallonie-Liège, dirigé par le formidable Dayner Tafur-Díaz (qui a d’ailleurs remporté la deuxième édition du Concours International de Chefs d’Orchestre d’Opéra organisé par l’Opéra Royal de Wallonie-Liège.
Je suis très heureuse de chanter cette musique et cette langue pour la première fois. La présence continue d’une coach linguistique tchèque dans cette production est un privilège immense ! J’aime cette idée de progrès à chaque répétition : d’être poussée loin et vers une sorte d’idéal de "perfection".
Je nourris un véritable amour pour les langues vivantes. D’ailleurs, nous parlons plusieurs langues entre nous sur le plateau : on chante en tchèque, mais on travaille et communique en français, italien, anglais, russe, et même en espagnol. C’est enivrant ! C’est une production qui réunit sur scène des talents de ce qu’on pourrait joliment appeler une "utopie d’Europe artistique". Dans une période où le monde se déchire, c’est aussi très beau, symboliquement, la réunion de ces artistes, polyglottes, solidaires.
À cette ambiance de travail d’union fait écho la dimension universelle de cette œuvre, qui n'est pas sans rappeler une tragédie grecque. Dès ses premières tirades, Katja, écrasée par le poids de son destin, nous plonge presque chez Eschyle, Sophocle, Euripide…
Dans ce contexte, mon personnage de Glaša ressemble un peu au "coryphée", qui a une capacité à narrer, à prédire, un peu comme une Cassandre : omnisciente et que personne n’écoute (en l'occurrence car Glaša n’est que servante). Il y a aussi un peu en elle, je trouve, de Sganarelle ou de Leporello : ces serviteurs qui agissent dans le commentaire.
Ce personnage me semble finalement beaucoup plus libre que les autres femmes de cette tragédie. Certes, c'est la bonne de cette famille, entravée par son statut social, mais elle peut s'émanciper temporairement par la parole, le regard, le trait d’esprit.
Cette œuvre, que j’ai découverte avec joie pour cette production, est une histoire humaine et sociétale passionnante, portée par une musique d’une grande modernité. Si certains passages chantés sont plus lyriques et font échos à ce qu’on pourrait presque qualifier d’"arias", ou si d’autres, plus mélodiques, puisent directement dans le folklore tchèque, l’œuvre s’envisage plutôt pour moi comme un récitatif perpétuel, dans une recherche de naturalité de la langue parlée. Cela me fait d’ailleurs penser aux Dialogues des Carmélites que j’interpréterai aussi cette saison (à la fondation Napoléon à Paris dans le rôle de Mère Marie de l’Incarnation).
Cette écriture vocale, qui peut être très lyrique, est d’une extrême précision, de rythme, de dynamiques, d’intonation, de langue. Elle nécessite une vigilance constante de l'interprète pour transmettre sa justesse à l’auditeur et cette sensation de grand récitatif, de quotidienneté de la parole, de flot continu. » Comme celui de la Volga, omniprésente dans ce drame et dans cette production.
La Clef
Au sujet d’Hedda, la metteuse en scène Aurore Fattier citait une phrase-clef d’Ibsen : “Elles ne sont pas toutes faites pour être mère.” Nous lui avons donc demandé pour conclure la phrase-clef dans Kát'a Kabanová : « Pour moi, la phrase clef est “À Moscou !”, prononcée par Váňa Kudrjaš dans son échange avec Varvara au troisième et dernier acte. Ce sont les deux principaux personnages-positifs de cette histoire car ils décident de fuir. Voici leur échange, cet élan de liberté : “VARVARA - Utéci? / KUDRJÁŠ - V Moskvu matičku! / VARVARA - V nový veselý život!” (Partir ? À Moscou ! Vers une vie, nouvelle et meilleure !). C’est comme chez Tchekhov où il est toujours question de fuir, de s’en aller d’un bourbier, Moscou représentant le rêve impossible de s’extraire de sa médiocre condition. C’est la force de la liberté que les autres personnages n’auront pas (j’aurais aimé que Katia en fasse autant, mais je n’ai pas changé la fin : l’enjeu est de mettre en perspectives les deux choix). »
Réservez ici vos places pour cette production et retrouvez également notre entretien de présentation de la saison avec Stefano Pace.