Histoires de famille avec Ariodante à Strasbourg
Déjà mis en scène par des artistes du calibre de Pier Luigi Pizzi, David Alden, Jorge Lavelli ou Robert Carsen, Ariodante fait assurément partie, avec Giulio Cesare, Alcina, Rinaldo et quelques autres titres, des opéras de Haendel dont le réel potentiel dramatique ne cesse d'intéresser chanteurs comme metteurs en scène. La proposition faite ici à l’Opéra National du Rhin ne décevra ni les amateurs de chant baroque, ni les amoureux du théâtre. Et pourtant la mise en scène proposée par la Néerlandaise Jetske Mijnssen ne se fait pas sans concessions. En accord avec le chef d’orchestre Christopher Moulds, elle renonce aux ballets concluant les trois actes qui avaient fait le sel des premières représentations londoniennes de 1735. Même si ces scènes auraient encore rallongé une soirée de plus de trois heures, Haendel avait en effet saisi l’occasion de la présence à Londres de la ballerine Marie Sallé et de sa compagnie pour renforcer par la danse le potentiel dramatique de son opéra, rehaussé. Le ballet du deuxième acte qui accompagne le cauchemar de Ginevra, laquelle dans cette mise en scène va jusqu’à se trancher les veines, aurait permis, comme d’autres mises en scène ont su le faire, d’interroger la question de l’ambiguïté des sentiments du personnage, notamment dans la relation qui la lie à Polinesso. C’est tout l’enjeu de la mise en scène de Jetske Mijnssen, justement, que de privilégier le « huis-clos psychologique » sur la dimension merveilleuse et magique présente dans les autres opéras inspirés de l’Arioste, ici entièrement évacuée. Les conflits et déboires sentimentaux des différents personnages, dans ce qui est montré ici comme un soap-opera psychologique, sont explicités dès le moment de l’ouverture, grâce à une pantomime de jeux d'enfants destinée à préfigurer les principaux moteurs de l’action. Dans cette mise en scène, Ginevra n’est pas insensible à Polinesso, lequel souhaite la conquérir pour pouvoir accéder au trône d’Écosse, même si elle lui préfère Ariodante qu’elle s’apprête dans l’opéra à épouser. Dalinda, ici la sœur de Ginevra et non la suivante, en pince quant à elle pour Polinesso tout en sachant qu’elle est l’objet des feux du frère d'Ariodante, Lurcanio. Le ressort de l’action est constitué du stratagème ourdi par Polinesso afin de faire croire à Ariodante qu’il a été trahi par Ginevra.
Tout ce petit monde évolue dans le luxe d’un élégant salon – Jetske Mijnssen reconnaît s’être en partie inspirée de la vie de certaines familles royales européennes et notamment de la série télévisée The Crown – qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer la scénographie autrefois proposée par Robert Carsen pour son Alcina du Palais Garnier. Vaste et lumineux au premier acte, le décor se rétrécit au deuxième pour mieux suggérer la douleur et la noirceur intérieure des personnages. Au troisième acte il est envahi par l’obscurité rampante qui contamine à la fois les costumes et la scénographie. Le climat anxiogène et cauchemardesque de cette mise en scène est entretenu par la vision mortifère d’un roi d’Écosse livré aux soins de son infirmier, ainsi que par la présentation de deux protagonistes jeunes et immatures, tous deux enclins au suicide dès que tout cesse de leur réussir. Ariodante, à l’issue du célébrissime « Scherza, infida », est sauvé in extremis par son frère Lurcanio de l’acte fatal, tandis que Ginevra se scarifie les bras à la fin du deuxième acte. Le début du troisième la montre, telle une Ophélie tressant ses couronnes de fleurs, sombrée dans la folie. La metteure en scène prive l’opéra du lieto fine voulu par la tradition, Ginevra finissant par quitter le plateau au moment du mariage final, incapable de résoudre les conflits intérieurs qui la rongent. Entorse à la tradition, certes, mais aussi lecture juste et actuelle d’un ouvrage où la vérité des sentiments humains l’emporte sur toute autre considération.
Le plateau réunit sur la scène de l’Opéra de Strasbourg des valeurs sûres et des chanteurs en devenir. Artiste de l’Opéra Studio de l’OnR, le ténor Pierre Romainville laisse ainsi entendre dans le très court rôle d’Odoardo une voix aux légers reflets barytonnants, prometteuse pour Les Contes d’Hoffmann d’ici quelques semaines.
Du fauteuil roulant ou du lit médicalisé qu’il ne quitte qu’à grand peine, Alex Rosen en roi d'Écosse convainc davantage dans les airs du début, quand il tente encore d’exercer un quelconque pouvoir sur ses vassaux, que dans les déplorations et lamentations de la fin, où il a plus de mal à guider sa voix de basse. Quelques accidents passagers rompent en effet la continuité de la ligne et attestent les difficultés à maintenir la nuance piano sur l’ensemble de la phrase.
Gâté par de très beaux airs, quoiqu’ayant un rôle assez peu chargé dramatiquement avant les dernières scènes, le personnage de Lurcanio est interprété par le ténor Laurence Kilsby. Ce dernier remporte l’adhésion du public par son agilité dans les vocalises et par les belles couleurs moirées de son timbre, ainsi que par son engagement scénique.
Le personnage de Dalinda se donne un bel avenir, chanté avec grâce et élégance par la franco-catalane Lauranne Oliva, récemment lauréate de plusieurs prix prestigieux. Son soprano léger mais charnu, couronné de beaux aigus planants, sied absolument pour ce rôle devant allier légèreté et noblesse, profondeur et juvénilité.
Face à elle, le contreténor Christophe Dumaux semble désormais connaître toutes les facettes dramatiques et vocales de Polinesso. La puissance et la rondeur de sa voix, la perfection de la technique vocale dont il use exclusivement à des fins de caractérisation, sont tout à fait impressionnantes.
En Ginevra, Emőke Baráth fait preuve comme à l’accoutumée d’un professionnalisme sans faille. À l’aise dans les pages virtuoses du début, elle émeut aux deuxième et troisième actes sans pencher dans le bouleversant. L’acidité et la dureté de ses aigus nuisent également à la qualité de la ligne et entravent grandement les possibilités d’ornementation.
Fort crédible dans le travesti masculin, Adèle Charvet s’empare du rôle-titre avec une autorité et un abattage constants. Parfaitement à l’aise dans cette tessiture de castrat, elle se rit des difficultés techniques du rôle dont elle semble posséder chaque détail. Véloce dans les airs, elle surprend également par la variété d’émotions et de couleurs que son chant semble susciter. Abordé dans un tempo plutôt rapide, « Scherza, infida » évoque davantage la douleur et la détresse que la rage contenue et la menace dites par le texte.
Tout en dirigeant l’Orchestre Symphonique de Mulhouse, jouant sur instruments modernes, le chef Christopher Moulds connaît suffisamment le répertoire baroque pour obtenir de ses musiciens le son qui convient pour une grande salle comme l’Opéra de Strasbourg. L’énergie insufflée à la partition, le travail sur les articulations et sur les couleurs instrumentales ainsi que la précision rythmique obtenue par le chef auront compté pour beaucoup dans la réception de l’entreprise, et une rare osmose entre fosse et plateau. À cette fête scénique et musicale, le Chœur de l’Opéra National du Rhin aura également prêté son concours, œuvrant avec clarté et précision pour ses rares scènes épargnées par les coupures.