Ulysse est de retour, à Ravenne
Le Teatro Alighieri (patronyme de Dante, mort à Ravenne), bâtiment néoclassique réalisé par des artistes vénitiens au XIXe siècle, accueille la traditionnelle “Trilogia d’Autunno” du Ravenna Festival, intitulée cette année Eroi erranti in cerca di pace (héros errants à la recherche de la paix) et inaugurée par Il ritorno di Ulisse in patria.
Dans ses notes d’intention, Pier Luigi Pizzi déclare « Parce qu’un opéra ne vaut que pour ce qu’il est et non pour ce que nous voudrions qu’il soit, chaque spectateur est appelé à élaborer sa propre réflexion… ». Ce propos caractérise ses options de mise en scène, humbles mais efficaces, dans cette œuvre conçue comme une succession de tableaux, entrecoupés de Sinfonie brèves permettant les mutazione di scena (changements de décor) typiques de ce théâtre baroque de la meraviglia (merveille), où les machines avaient une part éminente. Les trois ou quatre changements de lieux dans chacun des trois actes sont réglés ici par une scénographie quelque peu néoclassique, due également au metteur en scène, dans une imagerie épurée et sobre, finalement assez moderne aussi de fait : un décor blanc, avec quelques éléments emblématiques pour situer les événements (forme de lit, métier à tisser, semblant de trône, du sable…).
Un mur percé de trois portes resserre parfois l’espace de la Cour. En fond de scène, les autres lieux sont signifiés par des éléments mobiles : le char de l’allégorie sur la Fragilité humaine, le bateau des Phéaciens, ou encore le rocher, le tout nimbé des lumières d’Oscar Frosio.
Les costumes, également de Pier Luigi Pizzi, exhibent les corps masculins quand les femmes sont joliment vêtues. Simples, seyant, parfois neutres, ils servent l’action. La direction d’acteur est aussi au service de la manifestation du sens : les Dieux posent avec ostentation, les héros tragiques (Pénélope) sont sobres, hiératiques ou passionnés (Ulysse, Télémaque), les humains sont dans une corporalité plus triviale, érotisée (Melanto, Eurimaco), ridicule et grandiloquente (les prétendants) ou grotesque (Iro).
Placé en avant-scène, en contrebas, L’Accademia Bizantina préparée et dirigée par Ottavio Dantone est l’écrin dans lequel le chant se déploie librement, mais aussi rhétoriquement, au service de l’action et des passions. Ici, dans l’opéra vénitien, le style recitativo des premiers opéras florentins commence à s’amender pour laisser place à des mini-mélodies, des ariosi, entremêlés qui en font la saveur. L’orchestre joue pleinement son rôle de soutien harmonique et rhétorique, tant les instruments qui assurent les sinfonie et les ariosi (violons, flûtes et cornets) que dans le continuo très nourri et varié (orgue, clavecin, théorbe, archiluth, harpe et cordes graves). Tout est fluent et coule dans une action qui va de l’avant, dans un flot musical dynamique.
Les interprètes ne sont pas en reste avec une distribution flamboyante de chanteurs-acteurs engagés, maîtrisant avec bonheur le style vocal, déclamatoire mais aussi très virtuose.
Candida Guida propose toutefois en Junon une voie droite au timbre manquant de stabilité, comme ses vocalisations.
Dans le prologue, Chiara Nicastro prête sa voix droite de soprano baroque aux quelques mots énoncés par la Fortuna et Paola Valentina Molinari propose un Amore très punchy, avec des vocalises irréprochables.
Margherita Maria Sala incarne une touchante nourrice Euryclée, avec une voix ample et généreuse, corsée, pétrie d’humanité.
Robert Burt est Iro, personnage burlesque typique du style vénitien, qui sert à « décompresser » pour le public entre des moments plus denses et tragiques (ce bouffon, qui amuse son monde, dispose toutefois ici d’un monologue qui atteint un vrai degré d’intensité émotionnelle, entre grotesque et sublime, comme Quasimodo ou Rigoletto plus tard). La voix de ténor est assurée, le chant parfois, à dessein, malmené, quasi parlando ou avec des coloratures imprécises, mais ensuite bien menées.
Eurimaco (amant de Melanto, la suivante de Pénélope) bénéficie de la belle allure du jeune ténor Žiga Čopi, de sa voix bien posée et sonore. Charlotte Bowden (Melanto) a une voix de soprano claire et sonore, au service de ce personnage un peu superficiel, obsédé par les plaisirs. La voix se fait aussi sensuelle dans les scènes érotiques. Elle se veut persuasive quand elle cherche à circonvenir Pénélope, en vain.
Les trois prétendants sont conçus ensemble, dans une sorte de ballet perpétuel, où ils évoluent, avec une dimension un peu ironique et dérisoire, dans de somptueux costumes à l’espagnole, baroques, avec fraises et chapeaux. Jorge Navarro Colorado est le bellâtre du groupe avec une voix de ténor, bien projetée, claire et virile. Le contre-ténor Danilo Pastore (qui avait aussi incarné avec sensibilité et émotion l’Umana fragilità dans le Prologue) est Pisandro, couard, prétentieux et moqueur. La voix est très aisée, étendue, il ne s’interdit pas de poitriner, avec une prononciation très claire, ce qui est appréciable dans ce type de voix, d’autant qu’il incarne avec un engagement théâtral constant les diverses facettes des personnages qu’il assume ce soir.
Federico Domenico Eraldo Sacchi déploie une étendue remarquée dans sa voix de basse, des graves abyssaux et un aigu également projeté. Sa prononciation limpide est ainsi au service de Neptune et du troisième prétendant, Antinoo.
Gianluca Margheri a une voix très sonore, longue et chaleureuse, seyante pour incarner le Temps dans le prologue, avec autorité et arrogance, puis, Jupiter, avec des poses musculeuses à faire pâlir les vases grecs (en vue d’asseoir son statut de Roi des Dieux). Par son emploi varié des couleurs et des dynamiques, il sait incarner la tendresse, la conciliation, mais aussi la majesté et l’autorité, qui est son apanage.
Valerio Contaldo prête son ténor viril et héroïque à Télémaque. La voix, frémissante et juvénile, incarne pleinement les élans du personnage, son impatience et sa fougue.
Luca Cervoni est un Eumée touchant, avec une voix de ténor assez aisée, un aigu en voix mixte : ces couleurs et sa sensibilité lui font peindre avec émotion ce personnage incarnant la fidélité et l’humanité.
La Minerve d’Arianna Vendittelli marque d’une voix de soprano très déployée, une ligne de chant élégante, une diction modèle, un usage des couleurs et des dynamiques qui permettent de rendre la tendresse, la magnanimité et la majesté qui sied à une déesse, avec l’autorité.
En Pénélope, éplorée, mais digne, hiératique, autoritaire parfois, et tendre enfin, Delphine Galou possède une voix grave, profonde, mais claire et sonore, étendue, et parfaitement maîtrisée dans la déclamation tragique (de son monologue initial à la vocalisation qui caractérise ce style dans des moments virtuoses).
Ulysse est incarné par le baryton Mauro Borgioni, dont la voix ample et sonore, chaleureuse et séductrice est riche de mille couleurs, à l’image du jeu d’acteur et au service de toutes les émotions que traverse le personnage.
Servie avec ferveur par les artistes, cette production qui sait trouver le chemin, avec l’intensité des flèches d’Ulysse mais la cible de celles de Cupidon, pour toucher en plein cœur, est justement saluée par le public.