Feu Hamlet couve sous les cendres à Massy
Dans sa mise en scène d’Hamlet d’Ambroise Thomas pour l’Opéra de Massy, Frank Van Laecke place le héros dans un huis clos, à l’avant-scène : le prince est enfermé dans son deuil tandis que le reste du palais s’agite en arrière-plan, dans le grand théâtre politique.
Son réduit n’accueille qu’un matelas, quelques bouteilles d’alcool et l’urne renfermant les cendres de son père (qu’il jette à la figure de Claudius lorsqu’il révèle son crime). Comme le spectre du roi défunt qui est enfermé dans le monde des vivants, il ne parvient à s’échapper que par le sacrifice des vies d’Ophélie et de Claudius. Mais cette évasion est de courte durée : comme dans la plupart des productions, le metteur en scène choisit de revenir au texte de Shakespeare en tuant Hamlet, allant ainsi à l’encontre de la vision du compositeur et de ses prestigieux librettistes (Michel Carré et Jules Barbier) qui le maintiennent en une vie de tristesse dans un ultime sacrifice, à son devoir envers son peuple, cette fois.
Durant le spectacle donné par Hamlet, célèbre mise en abyme, les chœurs et les solistes s’installent au milieu du public, faisant la claque tout en laissant Hamlet commenter la pantomime. Efficace, ce dispositif trouve son sens dramaturgique mais empêche de voir la réaction de Claudius et de Gertrude, ce qui est pourtant la raison d’être de cette scène.
Le décor unique signé Philippe Miesch permet de dresser des tableaux soignés dans leur esthétique, tandis que les lumières, que le metteur en scène règle avec Jasmin Šehić sculptent les ambiances (intimes, festives, angoissantes, calfeutrées), jouant des ombres avec poésie.
Hervé Niquet, à qui la musique romantique française doit beaucoup (lui qui inspira jadis la création du Palazzetto Bru Zane), met sa finesse, sa sensibilité et sa précision (ainsi que ses grands gestes amples et souples) au service de l’Orchestre National d’Ile-de-France. Ils offrent une interprétation nuancée jusque dans de subtils piani, avec d’éloquents reliefs charpentés par des choix de tempi aiguisés.
Le duo d’amour est joué sur une ligne alanguie qui fait courir un frisson dans le public. Xavier Ribes dirige les chœurs assemblés de Massy et d’Angers Nantes Opéra, qui démontrent une cohésion rythmique inébranlable. Puissant et impliqué théâtralement, il maintient un timbre fleuri, appréciable. Surtout, les équilibres entre les différents pupitres sont extrêmement travaillés.
L’ensemble de la distribution, d’une grande homogénéité, charme par la qualité de sa diction du français, le texte restant constamment compréhensible sans recours aux surtitres. Armando Noguera chante le rôle-titre avec engagement et une tension constante, n’hésitant pas à sacrifier la qualité de son chant à son expressivité, s’approchant parfois du cri de désespoir ou du rugissement, notamment dans son duo avec Gertrude, lorsque le feu qui couve en son personnage érupte en une scène haletante. Son timbre engorgé (qui semble dû à une trop grande couverture vocale) nuit parfois à la beauté de sa ligne (ce qui explique sans doute le peu d’entrain du public après son grand air) mais le baryton apporte au personnage la rugosité et l’évolution attendue, tout en faisant face sans faiblesse aux difficultés techniques du rôle, ce qui justifie pleinement son succès aux saluts finaux.
Florie Valiquette apporte à Ophélie la candeur de son interprétation scénique. Sa voix a du corps, tout en s’affinant dans des aigus cristallins. Dans son air de la folie, sa ligne subtile et ductile fait place à d’agiles vocalises, auxquelles elle parvient à donner du sens. En revanche, son médium tend à manquer de volume et à se perdre sous les flots orchestraux. Son personnage finit par se jeter dans les bras d’une figure mortuaire en reprenant les mots d’amour prononcés plus tôt par Hamlet, dans une sorte de fusion d’Eros et Thanatos, avant de se jeter dans le vide en fond de scène, après un dernier aigu évanescent.
En Claudius (le meurtrier du père d’Hamlet), Patrick Bolleire dispose de la stature du personnage mais se montre peu expressif dans son jeu d’acteur. Son timbre brillant et son soin de la ligne sont appréciables musicalement parlant, mais son chant manque de la noirceur du personnage. Il atteint cependant avec aisance les graves extrêmes de la partition.
Ahlima Mhamdi interprète Gertrude d’un mezzo-soprano assez clair. Sa voix dense à l’épais velouté est bien projetée, y compris dans ses graves poitrinés, mais ses passages de registres demeurent un peu brutaux. Théâtralement, elle offre un face à face puissant avec son fils, traduisant parfaitement les changements abrupts d’état psychique de son personnage.
Kaëlig Boché parvient à se mettre en valeur dans le court rôle de Laërte par sa voix claire et claironnante au phrasé ciselé, et par ses aigus limpides et sûrs. Jean-Vincent Blot chante la partie du Spectre depuis les coulisses, sa voix posée étant amplifiée avec des réverbérations accentuées. Nikolaj Bukavec ne parvient pas à ancrer sa voix pour sa courte intervention en Polonius.
Les deux amis d’Hamlet, qui forment un duo très précis, sont campés par le ténor Yoann Le Lan (Marcellus) au chant ferme et projeté, et par le baryton Florent Karrer (Horatio) à la voix solide aux belles résonnances. De même, les deux fossoyeurs forment un binôme homogène, formé de Pablo Castillo Carrasco aux beaux graves bien émis et Bo Sung Kim à la voix épaisse.
Le public applaudit longuement l’ensemble de la distribution, avec un enthousiasme tout particulier pour le couple central, mais aussi pour l’orchestre, le chef et le metteur en scène, dont la vision alliant didactisme et esthétique a su plaire.