Madame Butterfly à Marseille ou la tragique incandescence du papillon
Cette version, initialement montée en 2019 à l’Opéra national de Lorraine, repose sur la mise en scène sensible, subtile et soignée d’Emmanuelle Bastet et de son équipe visuelle. Les différents métiers entrent en osmose pour auréoler ce drame psychologique à la fois universel (la déception amoureuse) et contextuel (la domination belliqueuse). Tout concourt à tendre l’action et à creuser la faille, notamment entre tradition et modernité, honneur et intérêt. La naturalité des corps et l’expressivité des gestes caractérisent une direction d’acteur précise, sensible et pétrie de matière humaine, restituant les interactions sociales en situation intense et critique. La mise en scène se fait géographie sonore, jusque dans le placement souplement perlé et frémissant des chœurs.
La scénographie de Tim Northam est une épure à la géométrie douce. Elle repose, dans sa partie mobile, sur des paravents qui structurent les espaces avec fluidité et dans sa partie fixe, sur un monticule, voire un tertre central (iconographie présente dans le théâtre No), percé d’un escalier. Il permet de séparer le monde domestique, la maison de papier à la japonaise, et le monde social et extérieur, tout en offrant deux espaces à la scène.
Perspective et enfermement, dynamisme et hiérarchie traduisent la psyché intime de Butterfly, tout en piégeant malencontreusement la puissance vocale des personnages. Les lumières de Bernd Purkrabek, sur le fond noir de la scène, permettent d’évoquer le jour et la nuit avec une saisissante profondeur et d’opposer instants de douleur glacée et d’attente fébrile... le tout dans la promesse des fleurs et des étoiles (les unes et les autres parsemant le plateau, en lien avec le livret).
Les deux strates de la scénographie permettent tous les jeux d’ombre et d’exposition. Les costumes de Véronique Seymat sont soignés, côté « yankee vagabond », parfois débraillé, comme côté japon de bonze ou de geisha, sans toutefois tomber dans l’artificialité du déguisement. Ils déclinent tous une couleur bleu, prise aux ailes de papillon bleu-royal des voilages de Cio-Cio San, mais aussi à la froideur des océans qui séparent le Japon des États-Unis.
Cio-Cio San (Madama Butterfly) est incarnée par la soprano française Alexandra Marcellier (Révélation aux Victoires de la Musique Classique en 2023). Le timbre est pris dans une belle matière de gorge au début du drame, avant de s’alléger, de s’affiner et de se renforcer avec l’expression émotionnelle de l’attente et du sacrifice. Les aigus, depuis leur base couleur de grue cendrée, se déploient alors et font miroiter leurs pigments célestes. Le souffle, dans le soutien comme dans le soupir, est l’outil puissant mais discret, tel un levier, de la ligne vocale. Il traduit la détermination dans l’abandon, comme l’inverse, en fonction de l’instant.
Le ténor français Thomas Bettinger est un Pinkerton complexe et mouvant, capable volontairement de faillir au troisième acte, l’instrument paraissant se voiler. Le timbre, couleur de sucre roux, se pare de brillant lors des montées en volume. Mais le flamboiement propre à la vocalité du rôle est retenu ou éphémère, se consumant dans l’instant. En cela, la matière vocale est à la fois enveloppante et légère, engagée et distante.
Dans le rôle de Suzuki, la mezzo-soprano française Eugénie Joneau (Révélation aux Victoires de la Musique Classique en 2022) délivre ses prières safranées, ses paroles caressées et son timbre contrasté. La voix se pose immédiatement sur la crête de la ligne vocale ou répand, en pleureuse, de la cendre sonore sur le jardin de Butterfly.
Le baryton français Marc Scoffoni en Sharpless présente une double ligne expressive, verticale et droite côté Pinkerton, projetant sa trouée de lucidité dans la fumée du drame, hésitante et recueillie côté Butterfly, mais au timbre toujours noir profond.
Une floppée de rôles secondaires replacent les interactions des personnages principaux dans le tissu d’un contexte social double et pesant. Le Goro du ténor Philippe Do, dégingandé et faussement débonnaire, promène dans les interstices de la dramaturgie sa voix souplement corsée. Le Prince Yamadori du ténor franco-espagnol Marc Larcher apparaît et disparaît avec l’élégance affectée, la voix mellifluente et sucrée, qui sied au rôle. Le Bonze du baryton Jean-Marie Delpas, au port de « divinité courroucée », conçoit la raideur de ses quelques lignes davantage au pinceau que patinées de bronze. En Kate Pinkerton, la soprano française Amandine Ammirati pose ses notes de fruit d’or, à la manière du hautbois, autour de Cio-Cio San.
Le Commissaire impérial du baryton Frédéric Cornille, le Yakusidé de Norbert Dol et l'Officier du registre Pascal Canitrot côté masculin, la Mère de Cio-Cio San Christine Tumbarello, Zia Miriam Rosado, et Cugina Francesca Cavagna s’acquittent de leur partie avec une savante discrétion.
Le chef d’orchestre Paolo Arrivabeni apporte son engagement et son expertise dans le répertoire belcantiste italien. La gestique est nerveuse, précise et mesurée. Les gestes sont verticaux et calibrés dans les passages rythmiques, galbés dans le lyrisme, mais toujours avec intériorité et économie de moyens. Sa direction, océanique, par temps calme ou gros temps, permet à l’auditeur de plonger dans le grand bain Puccinien. Avec lui, les cordes soupirent, la petite harmonie respire et les percussions désirent l’Orient rêvé par l’orchestration somptueuse du compositeur.
L’Orchestre maison, en ce soir de première, fait la démonstration de ses forces solistes, dont l’éclat, la percée parfois un peu crue, se patinera probablement dans les représentations suivantes. Le Chœur de l’Opéra de Marseille (préparé par Florent Mayet), bien essaimé dans les espaces scéniques, ajoute sa strate acoustique et expressive au déroulement du drame, et assure le liant bienvenu entre le plateau et la fosse.
Le spectacle est acclamé par le public marseillais qui réserve une standing ovation chaleureuse à cette interprétation musicale et scénique émotionnellement et culturellement juste et profonde.