Audacieuse et joyeuse Bohème à rebours à Philadelphie
Outre les références à la mode aux séries en prequel (racontant une histoire qui précède l'histoire) ou au film Memento (où un amnésique tente de remonter le fil de son histoire, montée à rebours également), Yuval Sharon cite, dans sa note d’intention, l’inspiration de Kierkegaard (et sa thèse d’une vie regardée en se tournant vers le passé et non vers l’avenir) ou Sandro Veronesi (auteur d'Il colibri, roman à la chronologie mêlée commençant par un drame). Le metteur en scène veut mettre fin à la « tyrannie de la chronologie » qu’impose la tradition (littéraire ou opératique) classique pour proposer « autre chose ».
Son projet est alors de revenir à ce qu’il voit comme l’essence de La Bohème de Puccini, soit quatre tableaux parisiens, indépendants, mais qu'il présente dans l'ordre inversé : en commençant par la fin (dans la mansarde) avec la mort de Mimi dans un tableau renommé « Death », puis en enchaînant avec la « Barrière d’Enfer », le Quartier Latin, pour clore l’opéra par ce qui en est traditionnellement la scène initiale, la rencontre de Rodolfo et Mimi, et leur déclaration d’amour, dans « Love ». L’intrigue devenant ainsi plus difficile à suivre par l’idée du flashback (ou rembobinage), Yuval Sharon introduit un narrateur, joué par l’acteur-performeur Anthony Martinez-Briggs. Celui-ci parcourt les scènes comme une présence fantôme, clin d’œil aux spectateurs (auxquels il parle en anglais) qui permet de faire le lien, mais aussi de travailler sur des aspects plus poétiques, comme une ultime scène, ajoutée à l’intrigue, où il danse au milieu du plateau. L’implication du performeur est aussi pleine et entière que sa place dans ce livret interroge.
De manière plus générale, cette production déjà présentée à Detroit et Boston, vise à réinventer La Bohème (sans toucher aux costumes d’époque et aux décors réalistes), pour ôter la dimension tragique de l’opéra, afin d'en faire une sympathique histoire de fêtes et d’amour. Si la version de Claus Guth actuellement reprise à Paris ne permet pas de pleurer une Mimi déjà morte, ici à Philadelphie le public ne pleure pas non plus sur le sort de Mimi qui meurt si tôt, et renaît bien vite. L'ensemble prend alors davantage des airs d'opéra-musical à la Broadway, où tout est bien qui finit bien (et il en va de même pour ce spectacle accueilli par une standing ovation).
Le poète Rodolfo est interprété par Joshua Blue qui monte vers les aigus avec efficacité, s'appuyant sur ses résonnances nasales, ses interventions dynamiques et sa présence scénique. Son amplitude vocale donne de la contenance au propos, tandis que son fin vibrato confirme sa maîtrise technique (même s’il brille encore davantage par sa puissance spontanée).
À ses côtés, Kara Goodrich est une Mimi tout aussi puissante vocalement mais qui reste scéniquement en retrait (dès sa scène de mort retenue, forcément). Elle s'appuiera alors sur des intonations de mezzo alliant velouté et rondeur à des aigus brillants, mais tout en chaleur. Sa ligne se distingue aussi par sa justesse et son contrôle.
Les trois autres artistes amis de Rodolfo ne sont pas tous aussi investis vocalement. Marcello, le peintre, est interprété par Troy Cook avec un baryton qui apparaît un peu faible, mais un timbre grave sachant jouer sur l'amplitude de son articulation et la rondeur des graves finement vibrés. Schaunard, le musicien fantasque, est interprété par Benjamin Taylor avec discrétion. La voix se montre pourtant chaude et puissante, mais manque de précision. À l’inverse, Colline le philosophe est interprété avec grande aisance par Adam Lau, qui joue autant qu’il chante, de sa basse très claire, avec un vibrato fin et des résonnances tirant sur des sonorités plus aigües.
L’unique autre voix féminine de cet opéra, Musetta voit Melissa Joseph briller sur scène par sa présence, sa joie, et son dynamisme fidèle au personnage, mais ses interventions vocales sont affaiblies, la subtilité sur laquelle joue la chanteuse rendant ses nuances trop restreintes, et comme manquant de souffle (craquant aussi dans les aigus). Là aussi, l'ordre inversé la dessert probablement, ne lui offrant pas la douceur veloutée de ses interventions initiales pour préparer le reste.
Au Café Momus, Frank Mitchell interprète Alcindoro d'une basse peu audible, manquant d'épaisseur et de tenue pour passer la fosse. Edward Maddison chante le vendeur de prune avec un jeu amusant, mais maquant lui aussi de puissance (même s'il sort des aigus plus marqués). Parpignol est dans un entre-deux, entre la voix ample au vibrato large de Matteo Adams lorsqu'il joue avec le chœur, mais plus discret sinon.
Les enfants lui répondent avec dynamisme, et le soliste Liam Newkirk se montre particulièrement engagé sur scène : même s'il n'a pas encore la précision requise, il offre déjà une projection vocale de type musical. En sergent, Matthew Maisano, fait une intervention brève mais puissante, avec le grave et les résonances de son baryton. Le sergent des douanes, interprété par Michael Miller, demeure assez discret mais d'une voix assurée, en appui des autres.
Le chœur met en valeur les voix masculines en faisant ressortir les graves (pas toujours clairs) et la dynamique rythmique des aigus, les voix de femmes demeurant discrètes dans leurs cîmes, malgré une bonne projection d'ensemble. Le chef Corrado Rovaris dirige avec efficacité, visant constamment la délicatesse, clarifiant alors des passages un peu brouillés. Les parties solistes sont assurées avec subtilité, comme les dialogues entre les cordes, laissant chaque pupitre s'exprimer, dans un esprit coloré et de dynamique divertissement.
Conquis, le public de Philadelphie célèbre alors avec enthousiasme le triomphe de l’amour dans de longs applaudissements pour cette Bohème, renversée-renversante.