Boris Godounov "Révolutionnaire" par Frank Castorf à Hambourg
Hambourg confirme son statut parmi les capitales du "Regietheater" (théâtre où la lecture du metteur en scène prime sur le contexte de l'œuvre). En témoignent le succès international lancé depuis le Thalia Theater l'année dernière du Moine noir de Tchekhov par Kirill Serebrennikov (qui présente en ce moment sa nouvelle vision du Lohengrin de Wagner à Bastille), tout comme le fait que c'est le metteur en scène Tobias Kratzer qui reprendra la direction artistique de l'Opéra d'Hambourg en 2025. Cette ville invite également en ce début de saison Christoph Marthaler au Théâtre (parlé) et Frank Castorf à l'Opéra pour un nouveau Boris Godounov (reporté en temps de pandémie). La maison lyrique hambourgeoise, ornée du drapeau ukrainien sur sa façade, ouvre ainsi sa saison avec cette grande fresque d'opéra russe, un an après La Scala de Milan, sans susciter la polémique qui avait secoué l'Italie. La version présentée de cet opéra est celle de 1869, l'originelle, en 7 tableaux (et sans entracte), choix inédit à Hambourg et qui s'impose désormais dans la plupart des grandes maisons européennes (comme nous le détaillions dans notre compte-rendu milanais).
Frank Castorf, regietheater impose, replace donc sa vision dans une autre période que celle du livret et de l'Histoire (qui est en l'occurrence celle de la période 1598-1605). Il ne situe cependant pas l'intrigue dans la guerre actuelle, mais durant l'URSS (comme Don Carlos de Verdi en ce moment à Genève), en partant cependant de la Révolution bolchevique. L'approche de Castorf vise donc à souligner une continuité historique de la politique en Russie, et notamment des révoltes. Les figures historiques sont certes très différentes, mais force est de constater que les mécaniques intrinsèques imposent leurs parallèles : Boris devenu ici Staline se hisse sur le "trône" grâce à l'élan populaire de la révolution (du premier tableau), Grichka Otrepiev qui "complote" (selon le Régime) avec les Polonais devient Trotski, alors que Pimène au lieu de rédiger la chronique sur l'histoire du tsarévitch assassiné, lit la presse internationale (Pravda, Le Figaro, New York Times) qui relate les événements de la Révolution rouge. Même si l'acte polonais est absent de cette version (il sera ajouté à la version révisée de 1872), Castorf le cite par le biais d'un film muet diffusé pendant le spectacle : Marina (la maîtresse de Grigori) est ici membre du syndicat polonais anti-communiste et catholique Solidarność (Solidarité), et elle embrasse la photo du pape Jean-Paul II (également polonais, et emblématique de la chute du Bloc soviétique). Ici, et là encore l'image géante de Youri Gagarine est une référence (le cosmonaute, réputé baptisé orthodoxe, déclarera après son voyage spatial qu'il n'avait "pas vu de Dieu là-haut").
Les costumes flamboyants et traditionnels d'Adriana Braga Peretzki installent le récit dans le contexte temporel choisi, mais en ajoutant quelques subtiles notes d'humour (tatouages et joaillerie des moines, mélange graphique d'alphabet cyrillique et latin dans des inscriptions en allemand, motifs de marques de luxe, etc.).
La dramaturgie est savamment construite autour d'un processus de changement et reconfigurations : une petite église russe orthodoxe d'abord présente sur scène (le refuge de Pimène), est ensuite remplacée par un monument aux héros soviétiques, avant de finir dans la plus pure et emblématique esthétique de Castorf : à savoir avec les enseignes du capitalisme (une bouteille de Coca dans une malle Louis Vuitton). La force visuelle de ce spectacle repose alors ici encore en grande partie sur les décors monumentaux et tournants d'Aleksandar Denić, collaborateur de longue date du metteur en scène. L'installation emboite un morceau de sous-marin austère représentant le pouvoir militaire, un bar chic de style soviétique, la chambre de Boris/Staline, une salle de billard, avec une carte moderne (électronique) du territoire.
Le metteur en scène trace ainsi la trajectoire de nouvelles idoles. Castorf est en cela un adepte du dicton de Karl Marx selon lequel « L'histoire se répète, tout d'abord comme une tragédie, après comme une farce ». C'est en tout cas ainsi que nombre de spectateurs verront à la fin les boyards présentés tels des oligarques mafieux aux armes lourdes.
Le chanteur ukrainien Alexander Tsymbalyuk revient dans ce rôle de Boris dont il est devenu un interprète phare, et qu'il abordait pour la première fois à Munich il y a dix ans justement avec Kent Nagano dans la fosse. Il revient aussi en cette maison hambourgeoise où il fut membre de la troupe. Vêtu tantôt en livrée impériale avec sceptre, tantôt en uniforme cosaque dans ses appartements privés, il chante ici un souverain plutôt tendre et tourmenté par sa conscience, loin de l'image sanglante de Staline. Son émission est très lisse, rectiligne mais cristalline, émaillée d'un fin vibrato dans les aigus tendus, avec une assise puissante et une souveraine rondeur. La prosodie est impeccable et au service d'un jeu investi qui va en crescendo notamment dans le dernier tableau. La mort de son personnage représente le sommet de cette expressivité, appréciée par l'auditoire qui applaudit avant la fin de la scène.
Vitalij Kowaljow incarne le moine Pimène (ici en habit d'évêque), le chroniqueur de l'histoire et de l'actualité qui se convertit en officier communiste à la fin du spectacle. Sa basse est bien touffue et résonnante, la phrase voûtée et ancrée dans un russe modèle rappelant les chantres et moines orthodoxes. De ce fait, le chanteur, qui fit des études de théologie à Moscou (comme indiqué dans sa biographie sur Ôlyrix), incarne sur scène ce personnage avec aisance et naturel, la voix restant stable et résonnante aussi bien dans les bas fonds de sa gamme, que vers les notes entonnées en fausset.
Après son succès médiatisé dans Champion de Terence Blanchard au Met, Ryan Speedo Green fait ses débuts maison en interprétant le moine vagabond et aviné Varlaam. Son interprétation s'éloigne de la représentation habituelle du personnage, son jeu étant sobre et peu comique (la fin de la scène avec la police est modifiée – personne ne court d'après le fautif Grigori). Vocalement, sa partie inspire autorité et assurance, les graves sont étoffés, la projection large et puissante. La chanson de Kazan est rapide, enjouée et en place stylistiquement, appuyée sur un russe travaillé.
Dovlet Nurgeldiyev est Grigori, le faux Dimitri qui s’associe ici avec Solidarność. La prosodie est solide, le jeu d'acteur travaillé dans l'engagement, mais la voix brille d'une luminosité lyrique antagoniste pour incarner cet antagoniste. La ligne est stable et juste mais souvent poussée vers la voix de tête, sans appui dans les graves.
Le Chtchelkalov d’Alexey Bogdanchikov est un député de la Douma habillé en Louis Vuitton. Il aborde sa courte partie, une des plus lyriques de l’opéra, avec un phrasé vibré qui pourrait gagner en subtilité dans l'expression. La longueur de souffle est solide, la prononciation travaillée et l’intonation stable. Le timbre vocal radieux et léger de Matthias Klink ne correspond pas vraiment au caractère assigné à Vassili Chouïski, redoutable officier et dandy. Son russe est émaillé d’un fort accent, mais le chant dégage un bon élan avec une émission droite, quoique les cimes restent serrées et troublées. Le boyard chambellan de Mateusz Ługowski est plutôt assuré dans sa brève apparition, malgré une projection vacillante qui se rattrape par une prosodie loquace.
La mezzo-soprano Kady Evanyshyn chante le rôle travesti de Fiodor, jeune fils du tsar. La voix est tendre et juvénile, mais assez fuselée et frémissante, ainsi que trop aiguë pour la partie écrite (les graves lui manquent). La prononciation est troublée et le jeu réservé, mais juste dans l’intonation. La Xénia d'Olivia Boen se démarque par une projection droite et délicate, le phrasé étant cependant pavé de lignes expressives et resplendissantes dans les aigus. Sa Nourrice (Renate Spingler) à la voix mature et vibrée s’exprime brièvement dans les couleurs de ses cimes, sans trop de difficultés.
Marta Świderska campe l’Aubergiste à la frontière. Même si sa gamme n’est pas ancrée dans les graves, elle dégage une sonorité solidement volumineuse, avec un vibrato intense. Hubert Kowalczyk est un Policier menaçant et impressionnant vocalement, même si ses mouvements sur scène restent très limités. Son grave est épais et fort en volume, avec une prononciation claire et résonnante.
Florian Panzieri incarne le personnage de l’Innocent (également nommé le Fol-en-Christ) en punk aux cheveux presque rasés, mais teints. Son intonation solide ne déploie que modérément sa plainte. Julian Arsenault en Mitioukha est modérément sonore, les sommets de la tessiture étant à la fois sveltes et tirés, tandis que l’autre moine vagabond Missaïl (Jürgen Sacher) soutient vocalement son compagnon Varlaam par un chant lumineux et assuré.
Les Chœurs (d’adultes) de l’Opéra d'Hambourg se font massifs dans les grandes scènes populaires, les exclamations résonnent fort mais les prières ont l'écho délicat d’un ensemble bien étoffé, harmonieux et pétri de lyrisme. Les sopranos illuminent la salle par leur timbre solaire, nourri de précision sonore, en lien avec les ténors chaleureux et les basses touffues (mais dans une coordination rythmique souvent malmenée avec l’orchestre). Le chœur des enfants, par souci de justesse, chante avec un brin d’hésitation, croisant toutefois leurs timbres angéliques et enfantins, voire adolescents.
Dans la fosse, Kent Nagano montre sa grande connaissance de la partition, dirigeant l'orchestre de la maison avec une précision qui nourrit cependant la riche épaisseur du son. Le legato est subtil et empli de musicalité, mais le rapport sonore entre la fosse et la scène est parfois déséquilibré, la masse des tutti orchestraux étouffant les solistes (Boris notamment), en particulier sous le poids d'une basse souveraine et retentissante.
Le public hambourgeois acclame les artistes à la tombée du rideau, notamment Alexander Tsymbalyuk et Kent Nagano.