Idoménée, roi de Crète hanté par la reine à Nancy
Confronté comme tous les autres à la crise économique, l'Opéra national de Lorraine a dû bouleverser ses projets, ce qui l'amène également à se réinventer, et à réinventer ses propositions : son Directeur Matthieu Dussouillez nous annonçait ainsi en interview que cette production ne serait pas réduite à une version concertante mais "mise en espace, et même proche d’une version scénique", dans un "concept total uniquement avec les moyens de la maison", en utilisant "l’apport dramaturgique constitué par la femme d’Idoménée, Méda, qui est donc la mère d’Idamante et qui a été assassinée pour trahison". Méda se voit donc ainsi intégrée dans cette œuvre, réintégrée dans cette histoire antique.
Le résultat présenté correspond à ces annonces et les dépasse même, tant l'univers scénographique et le travail sur le jeu d'acteurs égalent bien des productions mises en scène, tant est envoûtant -pour le public et sur le plateau- le retour polymorphe de cette reine à plusieurs reprises, sur scène ou en projections de photos (Méda est en fait comme exhumée des morts par Électre qui révèle son image sur de vieilles photographies). Méda a le visage effacé ou recouvert, pour en accentuer l'effet symbolique et hyperbolique (sa perte d'identité qui la transforme en figure de la Vengeance antique). Cette Méda est incarnée par la comédienne-danseuse Rosabel Huguet qui travaille avec subtilité le raidissement progressif de ses spectrales apparitions, passant de la mariée assassinée martyre, au fantôme pour aller vers l’esprit vengeur et finir dépeinte comme Madone en projection sur une toile.
La mise en scène est ici déplacée dans les années 1960 (ni dans l'Antiquité ni de nos jours donc, comme pour dire que cette histoire est passée mais pas tant que cela : qu'elle nous parle encore et qu'elle questionne les évolutions des cellules familiales encore récentes voire en cours). Précisément, la petite famille royale est plongée dans la période de Noël en 1962 comme l'indique une tapisserie servant de décor. Ce choix souligne la dimension familiale en huis-clos de ce drame (et combien ces moments sensément joyeux peuvent dégénérer en raison de querelles intestines : le fait que le père de famille ait promis de sacrifier son fils ayant en effet de quoi passablement gâcher les agapes).
Ce décalage d'époques s'ajoute en outre à différents effets d'allers-retours temporels intrigants. Le fait que la mise en scène commence par les funérailles d'Idoménée correspond au livret dans lequel le roi est supposé disparu en mer, mais ce pourrait aussi être un flash-forward : renvoyant à la fin du drame et de sa vie (cette mise en scène montre sa déchéance et substitue son trône par un fauteuil roulant). Ces funérailles sont suivies, cette fois assurément en flash-back, du meurtre de Méda noyée par un double d'Idoménée.
La scénographie d'Alice Benazzi dessine plusieurs espaces en profondeur sur scène à l’aide de toiles noires semi-transparentes descendant des cintres, utilisées en supports de projection. Des éléments scéniques sont également suspendus, notamment le sapin de Noël sur la scène du réveillon, et restent parfois ainsi suspendus avant de descendre au sol.
Les costumes de Giulia Rossena restent dans des couleurs neutres et de modestes coupes des années 1960. L'intensité et la passion amoureuse d’Électre prend ainsi le contraste très modéré d'un peu plus de modernité colorée, mais décontractée.
Les lumières classiques d'Emanuele Agliati (face, douche ou contre jour) surprennent en effets stroboscopiques pour accompagner la chute d'éléments scénique, et surtout les apparitions du spectre de Méda.
Toby Spence, remplace Atalla Ayan dans le rôle-titre, ce qu'il ne laisse nullement paraître. La projection vocale soutient un italien modèle. Cette aisance lui permet de se concentrer sur l'incarnation de son personnage hanté, ainsi que ses variations de volume et un vibrato savamment contrôlés. Les vocalises sont aisées et les aigus sont atteints (mais le souffle manque parfois sur les notes extrêmes de sa tessiture).
Héloïse Mas incarne Idamante en déployant son aisance scénique et vocale alliant coffre, technicité et justesse. Le timbre rond, épais et coloré sert la clarté des intensions et la palette des contrastes, demeurant souveraine sur tout son registre de mezzo-soprano.
Siobhan Stagg dote Ilia d'un timbre de soprano léger, quelque peu translucide (ce qu'elle accentue pour renforcer le caractère enfantin de son personnage face au terrible cocon familial) mais avec des aigus éclatants.
Amanda Woodbury en Électre fait preuve d'agilité dans les mouvements vocaux aigus qui ne faiblissent pas. Ses lignes vibrantes perforent le mur de fosse orchestrale, doublées d'une incarnation intense dans la colère, la frustration (jalousie, souffrance et angoisse se nourrissant de mouvements "parasites") comme pour l'embrassade finale avec Méda.
Léo Vermot-Desroches déploie les résonances sonores de son ténor en Arbace, avec un timbre clair, où il peut invoquer de riches harmoniques.
Le grand prêtre a une tessiture de ténor, Wook Kang y affirme sa dimension spirituelle en allongeant son phrasé, mais dans un appui toujours plein (sans perte de souffle) et d'un timbre feutré.
La voix de Neptune, confiée à Louis Morvan, sonne depuis les coulisses de ses graves ronds, résonnant vers la salle via une scène vide illuminée de rouge.
Les deux Crétoises, agiles et en place rythmiquement, sont confiées à Séverine Maquaire et Inna Jeskova qui croisent leurs tessitures et timbre : la première est alto mais au timbre plutôt léger et coloré, la seconde soprano plus feutrée de matière quoique lyrique de projection.
Les Chœurs de l’Opéra national de Lorraine (direction Guillaume Fauchère) occupent l’espace scénique et sonore. Ils sont aussi bien des invités encombrants à la fête de Noël, où ils démultiplient le sentiment d'angoisse, qu'ils reviennent le visage caché à l'image de Méda : représentant le poids de la culpabilité et de la conscience torturée d'Idoménée (qu'ils finissent par engloutir telle une foule massée accusatrice). Vocalement, ils ne marquent nulle hésitation et allient leurs tessitures de manière travaillée et équilibrée, jamais dépassés par les choix de tempi même rapides de la fosse. Le quatuor masculin responsable du chœur lointain s'unit effectivement au loin (manquant de fait un peu de volume).
L'Orchestre de l’Opéra national de Lorraine suit également les tempi dynamiques du chef Jakob Lehmann, qui donne à la partition tout son sentiment d'intensité et d'urgence dramatique, tout en dégageant une assurance confiante avec une battue rigoureuse.
La salle applaudit et scande des bravos, dans un accord général, couronnant le triomphe de l'amour dans cet opéra, et celui de la production.