Un Trouvère intensément épuré en direct de Londres
Délaissant volontairement toute référence historique dans le décor (point ici de jardins, de châteaux en flammes, de sombres couvents ni de cachot humide), cette production (inaugurée à l’automne à Zürich avec un cast intégralement différent) concentre l’action sur un escalier immense occupant toute la scène (et avec des projections), comme Barrie Kosky l’avait proposé pour Carmen à Copenhague (notre compte-rendu).
L’avantage de ce genre de choix extrême est de concentrer toute l’intensité du drame entre les mains des protagonistes par le biais du jeu d’acteurs, vu qu’il n’y a plus ni esthétique ni éléments de décor sur lesquels s’appuyer. La seule allusion perceptible est dans l’historicité des costumes (soldats et nonnes très XVe siècle espagnol) et dans les mimiques imposées aux choristes qui, même s’ils provoquent parfois l’hilarité du public tant leurs grimaces sont excessives, ont au moins l’avantage de créer une ambiance très malsaine et dérangeante sur le plateau et de combler les carences dramaturgiques d’un livret dont les lacunes et incohérences sont pointées à travers les siècles. Surtout, les gesticulations des protagonistes, gitans ou mercenaires, sont directement calquées sur Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, et grâce aux éclairages rasants et blafards de Franck Evin, les créatures fantasmagoriques du grand Maître flamand prennent miraculeusement vie sur la scène londonienne, insufflant une énergie bienvenue dans cet univers désert et glacé.
Dans la fosse, Antonio Pappano qui a gravé au disque il y a une vingtaine d’années le drame sanguinaire espagnol que Verdi a mis en musique en 1853 (entre deux autres de ses chefs-d’œuvres, Rigoletto et Traviata, formant sa “Trilogie Populaire”), démontre dès les accords sanglants de la première scène combien il maîtrise sa grammaire verdienne sur le bout des doigts. Tempi fluides et toujours précis, grande écoute portée aux chanteurs avec un rubato (souplesse rythmique) toujours délicatement géré, le Directeur musical maison donne à la nuit espagnole (le drame a lieu après le coucher du soleil) des reflets argentés et soyeux, laissant s’épancher les cordes et les bois dans les duos élégiaques ou imposant une nervosité saisissante lors des scènes de chœur effrénées ou débordante de lyrisme comme lors du fameux chœur des gitans au début du IIe acte.
Comme le dit la célèbre phrase de Caruso : monter Il Trovatore est très simple, il suffit d’avoir les quatre meilleurs chanteurs au monde.
Le Royal Opera House vise à remplir, en partie au moins cette promesse, sans négliger les minuscules rôles du messager d’Andrew O'Connor et du vieux Bohémien de John Morrissey exécutés avec aisance et précision. Le Ruiz de Michael Gibson séduit par le métal rugueux du timbre pour ses brèves interventions. Si l’Inès de Gabriele Kupšytė trahit un léger manque de soutien dans les premières phrases, la mezzo-soprano lituanienne laisse rapidement son legato velouté prendre le dessus et incarne une confidente attentive et émouvante.
Le Ferrando de Roberto Tagliavini, flanqué de trois créatures démoniaques et cornues, mi-diablotins mi-harpies, qui ne le lâchent pas d’une semelle, déploie sa voix de basse avec un focus très marqué et des graves robustes mais le tout desservi par une ligne un peu hachée et un phrasé rustique qui frise dans les mesures les plus exposées de son air d’entrée le passage en force.
Le Comte de Luna de Ludovic Tézier confirme une fois encore combien le chanteur français est devenu incontournable dans les grands emplois verdiens internationaux, et pour cause. Son grand air du IIe acte est une véritable leçon de chant par la qualité du legato marmoréen, la solidité de sa prononciation, l’expressivité musicale et théâtrale incomparable qu’il y engage, la rondeur de son médium et surtout l’impressionnant impact de ses aigus enrobés par une couverture et un assombrissement du timbre qui laisse le spectateur pantois.

Jamie Barton arrive pourtant à imposer toute la maîtrise de son Azucena. La voix a encore gagné en largeur et en rondeur avec les années, et ses graves abyssaux, certes très poitrinés, ont gagné une couleur d’ébène jusqu’alors inconnue. Aussi à l’aise dans les moments véhéments de “Stride la Vampa”, où ses aigus semblent trancher la toiture de la vénérable maison par leur vivacité et leur métal, ou bien dans les phrasés plus langoureux et liés de son terrible duo final avec son fils où son souffle semble n’avoir pas de limites, elle est saluée au rideau par une ovation explosive et méritée.
Le Manrico de Riccardo Massi est plus contrasté. Remplaçant le titulaire du rôle (Yusif Eyvazov), le ténor italien ne manque pas d'atouts pour incarner le valeureux Trouvère (équivalent de langue d'oïl du Troubadour de langue d'oc), et son air d’entrée délivré avec beaucoup de grâce et de liant promet de belles scènes notamment au dernier acte. Mais son format est plus belcantiste que spinto et même s’il assume avec pugnacité et bravoure tous les écueils du rôle, il manque de cette largeur et de ce bronze qui font que Manrico sait être à la fois un amoureux éperdu et un guerrier farouche. De fait, les moments héroïques où l’orchestre verdien se déchaine le diluent un peu, surtout face aux lasers puissants des voix qui l’entourent.

Rachel Willis-Sørensen en Leonora a beaucoup de cordes à son arc : un médium très étoffé, des graves sonores et délicats, un legato très nourri et un beau sens du phrasé. Le rôle nécessite de l’aisance dans les deux extrêmes de la tessiture, ce qu’il reçoit hormis un contre-ut mal aiguillé à la fin de “Tacea la notte placida”. La suavité de son duo final, la finesse de ses sforzandi (accents soudains) et une capacité à égrener des pianissimi sur un fil impeccable lui valent à la fin de la représentation un accueil très chaleureux du public londonien qui semble globalement satisfait de cette version très sobre et minimaliste du Trouvère.

Ce spectacle vient conclure la saison de retransmissions du Royal Opera House de Londres, et nous vous donnons bien entendu rendez-vous la saison prochaine pour suivre les nouvelles propositions sur Ôlyrix et dans vos cinémas.
