Le soleil d’Akhnaten de retour à Londres
Après son voyage outre-Atlantique à Los Angeles et New York, la production d'Akhnaten créée par Phelim McDermott en 2016 ici-même à l'ENO (au London Coliseum Théâtre) revient dans sa maison d'origine. Cette production spectaculaire avec ses décors monumentaux et costumes somptueux, ses figurants, jongleurs, choristes et danseurs est sans doute d'autant plus éblouissante qu'elle revient juste après qu'une autre coproduction commune avec le Met vient d'être malheureusement abandonnée en raison de la situation financière dramatique dans le secteur culturel. Reste à souhaiter que le spectacle qui joue à guichet fermé puisse convaincre ceux qui en auraient encore besoin de la place essentielle que tient l'ENO dans le paysage culturel britannique -et mondial.
L'opéra de Philip Glass est le dernier volet d'une trilogie d'opéras biographiques : après Einstein on the beach (représentant la Science) et Gandhi dans Satyagraha (la Politique), vient l'histoire du pharaon égyptien Akhenaton qui symbolise la Religion, en tant que le fondateur du premier monothéisme de l'histoire (le culte d'Aton, dieu solaire de l'Égypte antique). L'opéra retrace le règne du pharaon depuis la mort de son prédécesseur, Amenhotep III, jusqu'à sa destitution et sa mort, ainsi que la disparition de sa religion, que son fils Toutânkhamon (pourtant né Toutânkhaton : "Image vivante d'Aton") remplaça par l'ancienne, polythéiste.
Inspiré par une étude spéculative d'Immanuel Velikovsky consacrée à Œdipe et Akhénaton (cherchant l'origine du mythe œdipien dans celui du souverain égyptien), Glass conte la vie son protagoniste à travers les textes chantés en akkadien, ancien égyptien, hébreu et anglais, mais sans fil cohérent entre eux, renonçant ainsi à une narration linéaire et compréhensible, laissant le soin aux spectateurs de compléter eux-mêmes les pièces manquantes de ce paysage narratif. La décision de l'ENO, qui présente pourtant les opéras intégralement en anglais, de ne pas traduire les textes en question, reste ainsi dans le respect de cette idée de la narrativité discontinue, voulue par les auteurs.
La mise en scène de Phelim McDermott (du collectif Improbable) est spectaculaire et grandiose avec des décors monumentaux érigés sur plusieurs niveaux (Tom Pye) et aux formes symétriques (carrés, rectangles et cercles). Avec les mouvements des solistes sur scène, réduits et en slow motion, presque photographiques dans la chorégraphie de Sean Gandini, ils résonnent avec le minimalisme de la partition. Les choristes alignent leurs gestes avec le rythme de la fosse, mais dans une moindre mesure que les jongleurs en habits de terre asséchée et aux masques d'animaux (une injonction originale de Phelim McDermott). Ils impressionnent par la prouesse de leurs jongleries, de plus en plus complexes.
Les costumes très décoratifs et hauts en couleurs de Kevin Pollard, magnifient la grandeur du souverain et de son entourage, alors que les longues robes rouges qui s'enchevêtrent pour le duo d'amour entre Akhnaten et Néfertiti représentent savamment une union sacrée entre les énergies masculine et féminine, des deux personnages androgynes (suggéré par leurs sous-vêtements). D'autant que leurs tessitures et timbres se croisent (Akhnaten est un contreténor, Nefertiti une contralto). Enfin, l'image saisissante d'un immense ballon blanc transformé en soleil rouge (lumières de Bruno Poet), avec l'ascension d'Akhnaten vers ses sommets, marque la soirée.
Le contreténor Anthony Roth Costanzo, qui reprend le rôle-titre d’Akhnaten, est devenu l’icône de cette production puisqu’il chantait dans toutes les représentations depuis sa création des deux côtés de l'Atlantique. Sa voix douce et radieuse, qui amalgame masculin et féminin, se projette bien et droit, avec une clarté dans l’émission quoique le volume ne soit pas immense. Le registre médian est chaleureux et doux, mais les cimes s'avèrent parfois poussives, et les lignes tenues tendent à déraper dans l’intonation. Dans son hymne au soleil (le seul interprété en anglais), ses passages entre les registres sont lisses et délicats, mais la clarté du texte n'est pas toujours au rendez-vous. Néanmoins, son jeu d'acteur remarqué porte le spectacle du début à la fin.
La Nefertiti de la mezzo-soprano Chrystal E. Williams est étoffée et profonde, sa voix volumineuse dépassant celle d'Akhnaten. Son texte est solidement articulé, mais fort vibrée, ce qui embrouille la netteté d'émission. La mère du pharaon, Queen Tye, a de Haegee Lee la puissance souveraine dans les cimes, même jusqu'aux suraigus perçants. Son appareil rythmé et technique retentit bien et loin, notamment dans les duos et trios.
Paul Curievici, Grand prêtre d'Amon, a la voix nourrie la plus sonore du trio (avec Horemhab et Aye), ainsi qu'une prosodie infaillible. L'instrument est bien soutenu dans l'ensemble de sa gamme, notamment dans la région potrinée où il épanouit ses couleurs rayonnantes. Le baryton Jolyon Loy en Horemhab arbore une sonorité assombrie, dotée de rondeur mais pas de grand volume, alors que le General Aye de Keel Watson est solidement sonore et chaleureux, mais moins résonnant dans l'ensemble.
Une autre figure remarquable de cette production est le narrateur Zachary James, dans les rôles parlés du spectre d'Amenhotep III, du Scribe et d'un professeur passionné et incompris, racontant l'histoire du règne d'Akhnaten à ses étudiants. Il domine la scène par sa physicalité et vocalité, déclamant les textes religieux avec force, clarté et une diction exemplaire dans laquelle l'émotion d'un fidèle dévoué est palpable.
La direction d'orchestre de Karen Kamensek est hautement précise et épurée, parvenant à mettre en place la complexe dentelle rythmique entre la fosse et le plateau, avec leurs multiples sections. Cette partition sans violons met en avant les autres couleurs, tels les bois et les cuivres qui donnent la cadence à travers les arpèges (poly)rythmiques et répétitifs, colorés par les nombreuses percussions (cymbales, cloches, célesta) qui peignent une image sonore quelque peu exotique. Les choristes sont énergiques et bien rythmés dans l'ensemble, leur chant isorythmique s'avère un vecteur important du drame. Les filles du pharaon, aux voix juvéniles et vibrées, chantent sans texte dans une union harmonieuse et bien synchronisée.
Le public acclame les artistes à l'issue de spectacle, en particulier les prestations de Zachary James et Anthony Roth Costanzo.