Akhnaten de Philip Glass captive l’auditoire en direct du Met
Programmée dans quelques salles européennes et américaines depuis sa création, le Met lui ouvre ses portes et lui fait profiter d’une retransmission en direct dans les cinémas du monde entier pour la première fois, occasion rare de découvrir un opéra tout à fait singulier et entêtant. L’histoire aborde dans sa globalité la fascinante histoire du pharaon Akhenaton (père du célèbre Toutânkhamon), son couronnement, le culte monothéiste qu’il construit à la gloire d’Aton (dieu-soleil), son amour pour Néfertiti, puis sa mort et la restauration de l’ancien culte polythéiste. Le livret est complexe, composé de textes en ancien égyptien écrits du temps d’Akhenaton (environ 1350 av. J-C), ainsi que de textes en akkadien et en hébreu biblique (non-traduits au cinéma). Des éléments de l’histoire sont narrés en anglais par le spectre d’Amenhotep III, père d’Akhenaton, mais le propre de l’intrigue est transmis par la musique et la scénographie, ainsi que par des encarts indiquant le lieu et la datation de l’action au début de chaque tableau.
C’est avant tout une ambiance singulière, initiée par la musique lancinante de Philip Glass, qui, dès le prélude, imprime une multitude de motifs qui se répètent à l’oreille en autant d’obsessions, à l’image de celle d’Akhenaton pour le Soleil. Cette musique qui petit à petit se structure et se complexifie plonge le spectateur dans une temporalité différente et organique, alternant entre moments de rythme et de plénitude. La mise en scène de Phelim McDermott met en image cette esthétique musicale détaillée en utilisant symboles et allégories, comme ces multiples représentations du disque solaire, qui surplombe quasi intégralement le plateau à l’acte II ou se miniaturise en autant de petites balles manipulées par une troupe de jongleurs présente tout au long de représentation et qui scande la musique par leurs battements de bras coordonnés. L’aspect méditatif de la musique est également adapté à la scène, les personnages ne se déplaçant qu’au ralenti, comme dans un temps parallèle, tandis que l’action, à la fin de l’œuvre, se rattache au présent, le narrateur évoluant pour quelques instants sous les habits d’un guide touristique présentant les ruines de l’ancienne cité d’Akhenaton, lui-même représenté comme une momie de musée. Fascinant et troublant échange entre le passé et le présent, également reflété par les étonnants costumes ornementaux de Kevin Pollard, qui mélangent les époques et les cultures et contribuent à la création d’un univers atypique et inconnu, parfois inquiétant.
La direction musicale de la soirée est assurée par Karen Kamensek, qui signe ses débuts avec le Metropolitan Opera. La cheffe américaine qui connaît l’œuvre pour l’avoir déjà dirigée à Londres en 2016, en offre une prestation précise et aboutie qui parvient à varier les effets malgré l’aspect répétitif de la musique de Philip Glass. Les qualités des instrumentistes sont mises à l’honneur, notamment du côté des vents et des percussions. Dépourvue de partie de violon, la partition met également en évidence la sonorité des altistes, qui remplacent les violonistes dans la fosse et procurent un ton plus sombre et mystérieux à l’œuvre. Le chœur du Met, amené à manier des balles de jonglages durant ses interventions n’en perd pas son sang-froid malgré les écueils techniques, notamment rythmiques que la musique leur réserve.
La distribution des solistes excelle également, à commencer par la prestation remarquée de Zachary James en Amenhotep III, rôle parlé du spectre du père d’Akhenaton qui accompagne par sa présence hiératique mais non moins émouvante le récit, comme spectateur impuissant de la décadence de son fils. Il détache chacun de ses mots d’une voix puissante et ses interventions imposent immédiatement l’écoute au spectateur.
Le trio formé par le Général Horemhab (Will Liverman), Le conseiller Aye (Richard Bernstein) et le Grand prêtre d’Hamon (Aaron Blake) est très homogène, le dernier se distinguant grâce à son ténor brillant et sonore, les deux premiers assurant une base solide dans le grave. Leurs parties (chantées en akkadien et en hébreu) n’étant pas traduite, il est difficile d’en juger l’interprétation scénique, mais tous trois dégagent une assurance solennelle.
Disella Larusdottir incarne la Reine Tye, mère d’Akhenaton avec dignité et élégance et s’acquitte avec brio du grand duo au début du deuxième acte, tout en vocalises rythmiques qui met à l’épreuve l’endurance de sa voix au timbre pointu qui se distingue aisément dans l’aigu auprès de celle de son fils et de celles du chœur. A contrario, le timbre ambré et chaleureux de la mezzo J’Nai Bridges se marie voluptueusement à celui de son époux, utilisant son registre le plus grave avec sensibilité, notamment dans le duo d’amour du deuxième acte ou durant l’épilogue, où les voix des trois personnages hantent les ruines de l’ancien palais sous la forme de fantômes.
Enfin, interprète du rôle-titre, le contre-ténor américain Anthony Roth Constanzo illumine de sa présence scénique et vocale le plateau. Dans son impressionnant costume du premier acte, à la forme élisabéthaine, paré de dentelles et de broderies dorées, de bijoux et de petites têtes de poupées aux yeux incrustés de diamants, il arbore un regard triste, tourné vers le lointain, semblant vouloir échapper au protocole qui lui est imposé. Son timbre particulier, à la fois doux et métallique enrichit la personnalité troublante du personnage et son allure frêle renforce l’image d’un pharaon jeune et touchant. L’hymne au soleil au deuxième acte, seul passage chanté en anglais est abordé avec une voix filée et équilibrée, tandis que l’interprète pousse sa ligne de chant jusqu’au bout des phrases, semblant vouloir atteindre l’astre auquel il voue son culte.
A chaque tombée de rideau, de vibrants applaudissements proviennent de l’auditoire new-yorkais et ceux-ci se muent en véritable ovation à la fin de cette étonnante soirée.