La magie Bartoli à Baden-Baden
Le rideau de scène s’ouvre sur la photographie du Théâtre San Carlo de Naples, un serviteur en livrée installe une coiffeuse côté jardin, des costumes sont disposés sur une penderie côté cour. Les Musiciens du Prince achèvent la symphonie de Rinaldo de Haendel alors que Cecilia Bartoli apparaît, sous les applaudissements du public qui couvrent les dernières mesures de l’orchestre.
La mise en scène que propose la mezzo-soprano, car il ne s’agit pas ici d’un simple récital, souligne l’androgynie du castrat en clin d’œil à la couverture du dernier album de la diva, qui la montre le regard profond ourlé de khôl… et la barbe fournie.
Tout au long de sa performance, vocale autant que physique, Cecilia Bartoli enchaîne les costumes comme elle enchaîne les airs. Le temps de répit que lui accorde le programme symphonique exécuté de main de maître par les instrumentistes, du concerto pour trompette de Johann Friedrich Fasch au ballet de l’Ariodante de Haendel lui permet de se cacher derrière la coiffeuse, assistée par le serviteur en livrée qui l’aide à se changer et à endosser un nouveau personnage.
L’Incroyable masculin laisse place à une robe chatoyante, des plumes d’autruche et une perruque de Cléopâtre, celle de Jules César en Égypte. Par la suite, pantalons et robes à traîne bouffante carmin ou moirée se portent ensemble, l’androgynie est aussi complète que le projet esthétique est abouti.
Le récital s’orne aussi d’effets sonores, gazouillis d’oiseaux ou petite musique magique enregistrés et diffusés par haut-parleurs, qui évoquent les contes de fées, se rajoutant aux percussionnistes en charge de la machine à vent et d’un tambourin-tamis qui résonne comme un chant des dunes léger. Les accessoires participent autant de l’effet onirique, tel cet oiseau qui virevolte au bout d’une canne à pêche tenue à bout de bras par la mezzo-soprano, ou comique, lorsqu’un porte-cigarette à la main, elle propose une pause à Gianluca Capuano, les deux fumant et continuant à chanter et diriger avec la même assurance.
L’assurance est le maître-mot de ce récital, tant le jeu de scène de Cecilia Bartoli rivalise avec son assise vocale, tant cette dernière rivalise avec le timbre des instruments, hautbois ou flûte qui s’adonnent à des joutes vocales avec le timbre de la diva. Ce dernier oscille entre la plus infime douceur et la puissance, contraste évident par l’enchaînement de V’adoro pupille retenu et Da tempeste il legno infranto bouillonnant de Jules César en Égypte.
Puisque les castrats sont à l’honneur, les mélismes s’enchaînent dans une profusion qui donne le tournis, sur Nobil onda de Porpora, ou en rappel Son qual nave de Broschi (Riccardo, le frère de Carlo Broschi dit Farinelli), chaque ornement exécuté avec une agilité constante. Sur la toute première mesure de son récital, Cecilia Bartoli suspend le temps en tenant très longuement le premier aigu, velouté et pur, de Vaghi amori, Grazie amate de Porpora. La maîtrise des graves impressionne tout autant. Puisés au fond de la gorge, ils s’enchaînent ou précèdent des montées vertigineuses vers la hauteur de l’ambitus, le tout couronné par une diction et une clarté infaillibles.
L’ajout d’une mise en scène avec ses touches comiques, la rivalité entre la voix humaine et celle des instrumentistes, ne sauraient garantir un spectacle abouti sans l’implication totale de Gianluca Capuano et des Musiciens du Prince. En parallèle de Cecilia Bartoli, la formation monégasque livre un marathon dont le seul répit est l’entracte. L’osmose des instrumentistes se manifeste par la virtuosité et l’enthousiasme des archets ou des percussions, mais aussi par le plaisir de participer à la mise en scène. Le hautbois et la flûte rivaux de la voix sonnent avec une pureté telle que la frontière semble s’abolir. What passion cannot Music raise and quell?, issu de la cantate Ode for St Cecilia’s Day de Haendel, fait la part belle au violoncelle virtuose. La thématique de l’air en fait un choix intelligent pour clôturer le programme, célébration entière de la Musique.
Mais Cecilia Bartoli n’en a pas fini. Après les ovations, elle offre Haendel en rappel, Dopo notte, atra e funesta extrait d’Ariodante. De la main et du regard, elle demande si elle doit continuer, et gratifie l’auditoire du doux et mélancolique Lascia la spina, cogli la rosa. La voici enfin repartie en coulisses… pour revenir, costumée à nouveau d’une robe-pantalon, parée de plumes impériales, et faisant chavirer l’auditoire pour un dernier fougueux et limpide Son qual nave!