Ainadamar au Met, pour écouter Garcia Lorca chanter
Ainadamar n’est ni vraiment une tragédie romantique, ni un drame historique, mais bien un mélange de tout cela, retraçant différentes expériences pour montrer une certaine poésie de Federico García Lorca.
David Henry Hwang a ainsi écrit le livret, traduit en espagnol par le compositeur Osvaldo Golijov, constitué de trois « images » comme trois tableaux ou petits actes, suivant tout d’abord Mariana Pineda, héroïne de la cause indépendantiste espagnole au XIXe siècle et héroïne littéraire, puis le poète lui-même, jusqu’à sa fusillade, et enfin Margarita Xirgu, la muse de García Lorca (et qui incarna d'ailleurs Mariana Pineda sur scène, dans décors de Salvador Dalí). Ces trois réalités s’entrecroisent, les différents personnages se racontant les uns les autres, ou eux-mêmes, au gré des scènes. Ils évoluent ainsi dans un espace modulable, une scène circulaire centrale délimitée par un rideau transparent, comme une fontaine, qui permet de faire la différence entre l’intérieur et l’extérieur, les retours dans le passé et les projections futures. Mais encore une fois, les frontières restent floues : dans cette mise en scène minimaliste signée Deborah Colker, qui privilégie quelques objets symboliques plutôt que des décors entiers, les perceptions sont brouillées, et le spectateur se trouve finalement bien dans l’espace mental de Lorca, ou peut-être plutôt de Golijov, le compositeur.
La plus grande surprise de cet opéra de 90 minutes est l’incursion du monde flamenco et arabo-andalous dans l’écriture de l’opéra, portés par les musiciens Gonzalo Grau et Adam del Monte (jouant cajón et guitare), mais aussi par deux danseurs de talents, Isaac Tovar et Sonia Olla.
De quoi presque en oublier la foule des « ninas », qui peuplent la scène du Met comme les femmes peuplent l’écriture de Lorca. Ces dix-huit femmes tiennent ici de multiples rôles, formant à la fois un chœur féminin double et ample. La voix des altos est très claire, et reste dans un volume sonore équilibré avec les sopranos, qui apportent beaucoup de douceur. Mais ces « ninas » sont aussi danseuses, et leur investissement corporel dans l’opéra est réel, donnant beaucoup de vie à un opus dont la portée psychologique reste pesante.
Les rôles principaux féminins sont partagés par Angel Blue, qui interprète Margarita Xirgu, et Elena Villalón, qui interprète son étudiante Nuria, dans un duo presque constant. Angel Blue propose une voix de soprano chaude et veloutée, avec un large vibrato, mais elle en perd trop souvent l’intonation ou le rythme. Elle s’engage avec beaucoup d’émotions, entre le trop et la retenue, tant dans l’aspect vocal que physique, jusqu’à la fin de l’opéra.
Face à elle, Elena Villalón en Nuria propose une interprétation beaucoup plus ciselée, tout en délicatesse bien qu’avec beaucoup de chaleur dans le timbre, faisant un cas et un moment musical de chacune de ses interventions. La qualité vocale de ses tenues et prises de son font regretter de l’entendre si peu.
Federico García Lorca lui-même est interprété par la mezzo-soprano Daniela Mack. La chanteuse manque de puissance, et malgré une jolie rondeur de timbre et de belles tenues, beaucoup des interventions du personnage principal font défaut de volume.
L'antagoniste de cet opéra est Ramón Ruiz Alonso, qui poursuit Federico García Lorca. Le ténor Alfredo Tejada ne se montre toutefois pas si méchant, chantant avec chaleur et légèreté, en insistant sur la rondeur du timbre et sa puissance. À l’inverse, Scott Conner marque le timbre caverneux de sa voix de basse, mais manque de puissance. Leurs deux acolytes, le torero, interprété par Eleomar Cuello, et l’enseignant, par Federico De Michelis, chantent davantage à l’unisson, formant un mini chœur au son rond et harmonieux, laissant la place aux voix solistes.
De la même manière, Jasmine Muhammad et Gina Perregrino font une ou deux incursions solistes hors du chœur féminin en tant que « voix de la fontaine », mais elles restent dans le même esprit vocal, bien qu’elles insufflent ici une certaine intensité dramatique, moins palpable dans les chœurs du début.
Le chef péruvien Miguel Harth-Bedoya fait ses débuts au Met dans cette pièce particulièrement technique à diriger puisque mêlant des genres et des techniques musicales richement diverses. En dépit de quelques flottements dans les passages entre flamenco et cordes, il donne à chacun un bel espace d’expression, qu’il s’agisse des solistes flamencos ou des voix.
Le public, réunissant également des spécialistes et membres de la diaspora hispanique, se montre à la fois visiblement heureux et comme confus devant ce beau spectacle au contenu tragique.