Picture a Day Like This à l'Opéra Comique : To Button or not To Button?
Après quelques instants de silence dans l’obscurité, le rideau se lève sur un plateau dépouillé, à peine éclairé, figurant une pièce délimitée par des miroirs. Des silhouettes austères se déplacent, sobrement. Une femme apparaît vêtue d’une simple robe à fleurs, chaussée de bottines noires, les cheveux relevés en chignon. Elle n’a pas de prénom, de nom, elle est universelle, elle est Femme (Woman).
Elle chante la mort de son enfant, d’une façon tout d’abord factuelle (un récitatif sans accompagnement) puis de plus en plus désespérée. Dans un livre, elle découvre ce passage : « Trouvez un seul être heureux en ce monde Et arrachez un bouton de sa manche. Faites-le avant que la nuit tombe Et votre enfant reviendra à la vie. » Pour ce faire, elle croise tour-à-tour un couple d’amoureux, un artisan aguerri, une compositrice en pleine gloire, un collectionneur d’art et enfin, Zabelle et son somptueux jardin.
La mise en scène du scénographe Daniel Jeanneteau et de la créatrice lumière Marie-Christine Soma est d’une lisibilité en symbiose avec le livret et la musique. Trois murs en miroirs opacifiés s’entrouvrent pour laisser paraître le lit des amants, une vitrine où trône l’artisan dans un costume (Marie La Rocca) couvert de mille boutons, un tapis roulant où s’activent la compositrice et son Assistant, l’illusoire jardin d’Eden. Une scénographie fluide pour ce voyage intérieur, efficace pour le spectateur.
Le compositeur écrit pour des chanteurs qu’il a choisis. Ainsi, le rôle de la femme a-t-il été pensé pour la mezzo Marianne Crebassa. De sa voix précise, peu vibrée mais nuancée au plus près des inflexions du texte, la chanteuse exprime chaque état d’âme intensément, combinant détermination et vulnérabilité sans jamais dévier vers la dureté même lorsqu’elle clame d’une voix tonitruante sa colère ou son désespoir. Elle exploite les couleurs changeantes de sa voix aux graves profonds, au medium velouté et aux aigus enveloppants pour une émotion constante.
La soprano Beate Mordal et le contre-ténor Cameron Shahbazi entrelacent leurs chants à l’image de leurs corps ne pouvant se détacher l’un de l’autre, image d’un bonheur sensuel qui semble indéfectible. Elle, en amoureuse éperdue, déploie une voix légère, agile, aux aigus étincelants combinée à un jeu scénique démonstratif. Elle est tout aussi à l’aise dans le personnage de la compositrice bipolaire tout d’abord arrogante et sûre d’elle puis déviant vers le doute et le désespoir d’une gloire qu’elle pense éphémère. Lui, en amant libidineux et insolent, déploie une large tessiture avec des aigus sonores et un grave tout aussi assuré, un sens de la projection, une aisance scénique à l’égal de sa partenaire. Il assure également le rôle de l’assistant de la compositrice.
John Brancy incarne avec conviction tout d’abord l’artisan suicidaire puis le collectionneur d’art obsessionnel. Sa voix de baryton est inattendue dans une telle puissance, d’une grande étendue oscillant du registre grave de sa tessiture jusqu’aux aigus les plus subtils grâce à une voix mixte parfaitement maîtrisée. Le compositeur a mis en valeur ses multiples possibilités vocales à travers la partition : chant mélismatique dans l’aigu de la tessiture lorsqu’il est dans la peau de l’artisan en apparence heureux, ou ample legato pour incarner le personnage du collectionneur à qui il ne manque que l’amour de la Femme pour combler sa solitude.
Chaque personnage semble en effet heureux jusqu’à ce que ses démons intérieurs s’extériorisent. Sauf le personnage de Zabelle, qui paraît différent, et la Femme de reprendre espoir. Interprétée par la soprano Anna Prohaska d'une voix radieuse, Zabelle mène une vie paisible dans son jardin paradisiaque, merveilleusement représenté par les projections vidéo d’Hicham Berrada. Mais cette sérénité n’est qu’apparente. La voix s’assombrit, Zabelle ne se laisse pas approcher et finit par disparaître, laissant deviner dans son récit d’une grande expressivité qu’elle a connu le pire. Existe-t-elle vraiment, le bonheur ne serait-il pas à construire en acceptant la part de malheur qui traverse tout être humain ? Le jardin « aquarium » est envahi de végétaux qui n’ont rien de naturel, réalisé (par le plasticien) à partir de substances chimiques toxiques : un jardin mortel où toute tentative de sauver un enfant devient vaine.
L'Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par le compositeur en personne offre un camaïeu de timbres et de sonorités. Le discours ininterrompu, fluide, mouvant, en parfaite adéquation avec le récit, scintille de couleurs (comme les œuvres de la compositrice dans l’histoire). Chaque association de timbre crée une atmosphère en lien avec la narration : la harpe suggère la mort de l’enfant, les cloches ponctuent chaque étape de la quête infructueuse, les flûtes à bec ajoutent leur douceur pour illustrer la scène sensuelle entre les amoureux, le son râpeux des vents contribue à la sortie précipitée de la compositrice, sans oublier le bruissement des cordes associées au célesta et à la harpe introduisant la seconde partie plus mystérieuse (après un climax fortissimo sur le mot Miracle).
À travers un voyage initiatique, la Femme explore différentes étapes de la réaction humaine face au deuil : le choc et le déni, la colère et l’injustice, la grande tristesse, le marchandage et peut-être l’acceptation. Chaque spectateur interprétera sans doute la fin selon son propre ressenti et vécu. Ici, le bouton est peut-être la métaphore de cette spiritualité vers laquelle la femme veut tendre, avant de finalement dévoiler, à la dernière seconde [spoiler alerte] …
un bouton au creux de sa main.
Le public conquis réserve une ovation à l'équipe artistique présente pour cette première parisienne.