Le bouillonnement magmatique du Chant de la Terre à l’Opéra Grand Avignon
Le programme joue donc sur les oppositions en mettant face à face l’esthétique néo-baroque presque minimaliste de l’Adagio et fugue et le gigantesque Chant de la Terre créé environ 120 ans plus tard. Elles ont tout de même pour point commun l’origine autrichienne de leurs compositeurs.
Afin de s’adapter à l’effectif de l’orchestre, Le Chant de la Terre est ici donné dans une orchestration réduite par Glen Cortese beaucoup moins drastique que la réduction plus célèbre pour orchestre de chambre d’Arnold Schönberg. Elle permet ainsi de conserver l’essentiel de l’opulence de cet hybride entre Lied et symphonie tout comme sa large palette de nuances et de textures.
Celle-ci est d’ailleurs tout à fait retranscrite par l’orchestre qui passe efficacement d’un répertoire à l’autre, sans entracte. L’acuité des attaques capte le public dès les premières notes de l’Adagio et fugue. Préfigurant déjà les déchirements du Chant de la Terre, la sensibilité des musiciens transparaît de la rigueur apparente de cette œuvre. Les dialogues opposant l’obscurité des violoncelles et la fermeté des incises de violons sont à ce titre saisissants. Un léger flou dans la coordination des violons est parfois audible dans cet Adagio et fugue mais celui-ci s’estompe totalement dans la masse du Chant de la Terre.
Debora Waldman prend sa baguette (qu’elle avait laissé en coulisses pour l’Adagio et fugue) pour diriger cette seconde partie de la soirée. Elle propose une direction claire et finement réglée n’hésitant pas à interpeler individuellement les pupitres d’un regard ou d’un geste. Les tempi et leurs fluctuations sont adaptés à l’atmosphère de chaque instant. Le résultat est à la fois puissant et cohérent tout en permettant des espaces d’expression aux solistes vocaux comme instrumentaux. Au-delà du texte, la poésie se retrouve ainsi dans les passages instrumentaux tels que la grisaille automnale subtilement parsemée de reflets orangés, reliquats d’une vie se mettant en sommeil que dessinent avec justesse les violons et hautbois dans Le Solitaire en Automne. Tel le magma au centre de la Terre (que rappelle peut-être la couleur rouge de l’écran en fond de scène), à la fois puissant et destructeur mais aussi précurseur de terrains fertiles, l’orchestre bouillonne de la complexité des sentiments humains. Il s’inscrit ainsi dans la signification des textes mêlant mélancolie, tragique mais aussi ironie, amour et pour finir la fatalité du renouveau s’opposant à la finitude de l’homme. C’est ainsi que dans l’Adieu, le ronflement tellurique amené par le trio tam-tam, contrebasson, trombone cède la place à la lumière céleste des cordes accompagnant l’entrée du chant d’Antoinette Dennefeld.
La mezzo-soprano possède l’ambitus idéal pour chanter la partie soliste (initialement conçue pour contralto) notamment grâce à son assurance dans le grave. Un surplus d’effets et en particulier un vibrato immodéré peu adapté au registre vient toutefois charger Le Solitaire en Automne et le début De la beauté. Sur la fin de ce Lied, elle rebondit par la vigueur du phrasé sur l’élan entraînant généré par l’orchestre. Elle conserve ainsi une dynamique nouvelle jusqu’à la fin du concert et en particulier dans l’Adieu. La voix y est à la fois plus sobre et plus juste dans les intentions. La pureté de l’aigu emplit la salle de la lumière lunaire éclairant l’activité nocturne de la nature évoquée dans le texte. L’oscillation de nuances est fusionnelle avec l’orchestre dans la strophe finale qui annonce le retour de la vie et du printemps.
Le polyvalent ténor toulousain Kévin Amiel reprend ici la partie qu’il avait déjà chantée au Festival de Saint-Denis dans version chambriste de Schönberg. Son chant s’avère très dramatique et prompt à faire ressortir les émotions dans le phrasé et les inflexions comme le tragique désarroi de l’homme alcoolisé dans Le Chant à boire du chagrin de la Terre. La voix est solide et bien ancrée, s’inscrivant ainsi dans la tradition des ténors héroïques souvent choisis pour interpréter cette œuvre. Le timbre prend même le léger éclat métallique caractéristique de ce type de voix. Le passage à une version grand orchestre (bien que réduite) lui pose par contre quelques difficultés dans les poussées où l’effort devient visible et où il manque parfois de puissance pour se faire pleinement entendre au travers de l’orchestre (parfois discrètement ajusté par Debora Waldman qui se refuse pour autant et à juste titre de négliger la vaste dimension symphonique de l’œuvre).
Le public vibre et palpite au gré des remous telluriques apportés par l’orchestre comme par les voix et applaudit entre chaque chant (contrairement aux préconisations de Mahler). Il ne manque pas de faire lever les musiciens et revenir la cheffe plusieurs fois à la fin du concert.