Broadway Rhapsody : Avignon déménage sur la 42ème Rue
En musique, la rhapsodie est un morceau caractérisé par une forme libre et trouvant souvent un ancrage populaire ou local. En l’occurrence, ce n’est pas un simple morceau mais tout un spectacle qui est proposé. Pour la forme libre, la représentation de ce soir mêle différents procédés et diverses influences dans un cocktail énergique et s’inscrit donc tout à fait dans cet esprit. Elle est majoritairement composée d’extraits de Weill et Gershwin, savamment réarrangés. Ceux-ci sont utilisés pour le récit et ne sont donc donnés dans aucun ordre académique ou chronologique. Autour des morceaux Swanee, Stairway to paradise, My Ship, Clap Yo’ hands, Lost in the stars, Stay well, etc. sont incorporés des dialogues parlés (avec les musiciens du plateau ou en voix off), des passages filmés et dessins projetés, mais aussi quelques clins d’œil à de la musique plus ancienne via By Strauss de Gershwin où sont incorporés un passage du Beau Danube bleu et de La Chauve-Souris.
Le décor est celui d’un vieux théâtre plus ou moins laissé à l’abandon qui reprend progressivement vie au fil du spectacle. Il comporte notamment un piano, des caisses d’accessoires, un grand rideau blanc irrégulièrement plissé (comme défroissé) qui sert à fermer la scène mais aussi à des projections. Une estrade où peuvent s’installer les musiciens est aussi mise en place sur certaines scènes. Le narrateur est un certain Sam (interprété par Cyrille Dubois) reprenant ce vieux théâtre et tentant d’y monter un spectacle avec une petite troupe de musiciens (ArteCombo) dans l’esprit de la 42ème rue des années 30. Un dialogue s’installe entre les deux époques, notamment via le grand-père de Sam, star de cette époque au théâtre musical comme dans le cinéma (muet puis parlant), qui apparaît dans l’imagination du narrateur. Cet ancêtre est matérialisé par des projections via lesquelles il est joué lui aussi par Cyrille Dubois. Le public suit également l’histoire d’amour à distance entre Sam à et une certaine Sarah, compositrice demeurée en Europe.
Sans entracte, la production trouve un tempo efficace avec des transitions et des changements d’ambiances dynamiques. Comme dans toute bonne rhapsodie ou toute bonne comédie musicale, les passages mélancoliques se mêlent aux rythmes dansants, aux numéros comiques, aux déclamations à l’eau de rose, à une douce nostalgie et à des rayonnements de bonheurs (autant musicaux que narratifs). Seules quelques longueurs dans la romance avec Sarah, parfois un peu répétitive, sont à regretter.
Les instrumentistes prennent pleinement part à l’action et participent aux dialogues. Un nom de personnage et une nationalité leur sont d’ailleurs attribués à chacun. Ils se prêtent même aux passages chorégraphiés, notamment lors des danses en lignes typiques du musical des Années Folles. L’ensemble est bien coordonné et insuffle efficacement l’atmosphère de chaque passage. La communication avec le chanteur est fluide. Ils l’accompagnent ainsi pleinement, mettant en valeur la voix et jouant avec elle sur les rythmes et les thèmes qui sont échangés avec cohérence.
À peine quelques jours après un Comte Ory remarqué au Théâtre des Champs-Elysées, Cyrille Dubois passe du bel canto à la comédie musicale et prouve ainsi, s’il le fallait encore, sa polyvalence. Assurant à lui seul toutes les parties chantées et une large partie de la narration, il s’avère endurant tout au long de la soirée, n’ayant pour repos que quelques courts interludes instrumentaux. L’exercice était d’autant plus périlleux que le rôle demande une énergie débordante, parcourant rapidement la scène de numéros en numéros, dansant, jouant et chantant sans amplification (contrairement à ce qui se pratique désormais le plus souvent dans ce répertoire). Il parvient ainsi à entraîner avec lui le public tout au long de la soirée. Ce dernier se prête d’ailleurs au jeu en participant de bon cœur, applaudissant régulièrement entre les numéros et rythmant les derniers morceaux en tapant dans ses mains (pour manifester aussi son enthousiasme). Le ténor adopte pleinement les codes du répertoire dans le langage corporel : en particulier les mimiques, le sourire presque figé dans les moments joyeux, les pas dansés, les gestes amples et ouverts, etc. C’est aussi vrai pour sa voix qui offre des lignes pures et frappe par sa précision. Le timbre est léger et limpide. La voix passe sans forcer. Les effets sont tout à fait dans la veine de ceux des chanteurs rompus à ce style avec des notes nettes et tenues et une ornementation subtile souvent limitée aux fins de certaines répliques poussées ou plus lyriques. Les phrases peuvent être prolongées sur une longue distance à chaque fois que nécessaire, grâce à la maîtrise du souffle. La voix ne commence à montrer ses premiers signes de fatigue que lors du dernier morceau qui suit la présentation des musiciens.
Le public réitère ses applaudissements chaleureux à la fin du spectacle quand les artistes reviennent une nouvelle fois tour à tour sur scène avec leur nom en arrière-plan façon générique de cinéma. Un album de cette création est édité chez NoMadMusic pour ceux qui souhaiteraient découvrir ou prolonger l’expérience qui continue également sa tournée.