La Falaise des lendemains, vertigineux opéra-jazz-breton en création à Rennes
Si l'opéra est régulièrement présenté comme un art menacé d'effondrement et même de disparition, appelé à s'écrouler comme une falaise rongée par l'effet conjugué des changements de climat (culturel) et d'un sol argileux (les subsides nécessaires à porter ces immenses édifices), cette forme artistique peut regarder vers des lendemains qui chantent. Il doit pour cela s'appuyer sur ses chefs-d'œuvre du répertoire (ses sommets) et en offrir de nouveau, ravivant la flamme de ses phares.
Il a tout intérêt pour ce faire à s'appuyer sur sa force essentielle, unique : le fait qu'il s'agisse d'un art total (réunissant les arts).
La Falaise des lendemains réunit ces enjeux et ces forces en y immergeant en outre une richesse de langues et de traditions musicales. Ces richesses sont à l'image des parcours de ceux qui les apportent : les artistes de cette production, qui font de leurs spécialités (classique, comédie-musicale, jazz, breton) un socle, une passerelle pour dialoguer avec celles des autres, comme un ancrage pour se ba(l)lader au-dessus du précipice, avec l'enivrant du vertige, sans risquer autre chose que de plonger dans l'œuvre-même et son océan de richesses.
Le compositeur Jean-Marie Machado, par sa carrière classique et jazz incarne également à lui seul cette rencontre entre les mondes. Il les réunit avec la musique bretonne également dans sa partition qui s'enrichit de ces trois univers, en les réunissant sans les diluer. C'est là aussi un des pouvoirs de la musique : celui de permettre des polyphonies et polyrythmies, qui se combinent pour peindre des univers, paysages, climats, émotions, épisodes à la fois multiples et cohérents.
Les langages se combinent en son langage, les instruments offrent un riche paysage à part entière et complémentaire avec le chant qui se déploie naturellement dans de vastes intervalles, en traversant naturellement différentes langues sur des gammes souples comme les flots. La qualification même donnée à cet opus, "Diskan Jazz Opéra" annonce d'emblée les couleurs ainsi que les maillages de cet opus (solides comme un filet de pêche culturelle) : le "diskan" est ce contre-chant breton qui vient ici résonner avec le jazz et l'opéra, démultipliant encore ses ouvertures, dans un appel du grand large. Le résultat allie le naturel d'une improvisation, le métier de la préparation, le swing haletant, comme il allie sextuor à cordes, quintette à vents (dont saxophones et flûte traditionnelle), accordéon, percussions, Jean-Marie Machado très bien servi par lui-même au piano, Joachim Machado aux banjo et guitares (peignant des brumes bretonnes ou du Nouveau Monde) : rappelant que les musiques de cette partition ont traversé les océans, dans les deux sens à travers les siècles.
La rencontre des mondes et des temps est justement tout le thème du livret de Jean-Jacques Fdida, qui puise autant dans l'esprit des tragiques contes traditionnels immémoriaux que dans l'esprit de l'opéra vériste (réaliste italien). Cette histoire se place sous le matronage de la fée Morgane, pour l'amour de laquelle auraient été composées toutes les musiques Bretonnes. Lisbeth et Chris, les amants tragiques de cette histoire, sont tels Roméo et Juliette dans ce West Side Story hexagonal (qui puise d'ailleurs musicalement et théâtralement dans le musical à l'Américaine pour les scènes de rivalités villageoises). Chris est un marionnettiste anglais qui rejoue justement l'amant de Morgane en tirant les fils d'un pantin, avant de lui-même finir en pantin désarticulé sous les coups du terrible antagoniste nommé "Dragon". Celui-ci veut sous sa coupe toutes les femmes, et notamment celle qui lui résiste : Lisbeth, infirmière de Roscoff. Et assurément cette histoire a de quoi faire pleurer comme un oignon... de Roscoff : déchirés par les jalousies et les haines, les tragiques amants seront finalement unis par la mort de Chris et la dévotion de Lisbeth à soigner les cœurs brisés. Cette histoire d'amour tragique dans une région à l'histoire fascinante et puisant dans sa langue vernaculaire n'est pas sans rappeler Cavalleria Rusticana (les marins bretons remplaçant les fidèles de Pâques en Sicile). Le déroulé de l'histoire résonne également avec un autre sommet du répertoire vériste : Tosca de Puccini dont l'ordre des drames serait simplement inversé : ici Lisbeth fait d'abord le saut de l'ange (et se retrouve paralysée) pour échapper à l'infâme Dragon qui l'a acculée au bord de la falaise où Chris devait la rejoindre. C'est finalement Dragon qui recevra un coup de poignard d'une des femmes dont il use et abuse et dont il vend sans vergogne les corps comme d'autres marchandises de contrebandes avant, pendant et après la Première Guerre Mondiale : Maureen lui donne ce "baiser de Tosca".
L'histoire et la musique sont si intenses et riches qu'elles véhiculent leurs images au point que le metteur en scène Jean Lacornerie a la modestie et n'a plus qu'à leur offrir un fond noir, littéralement. Une plateforme aux escaliers métalliques, côté jardin derrière l'orchestre, représente la falaise. Dans cette scénographie de Lisa Navarro, quelques accessoires suffisent, morceaux de cordes et de filets de pêches, aussi bien pour emprisonner les femmes et Chris que pour les violenter et servir de suaire à celui-ci,... ou bien s'élever vers les cintres pour devenir une robe de femme.
Les salopettes orange de pécheurs peuvent être sous un gilet-veste avec cravate, soulignant la duplicité de Dragon (dans ces costumes de Marion Benagès). Les lumières de scène (de Kevin Briard) peuvent se bleuter, elles sont parfois vives, souvent tamisées, tombant de lampadaires noirs à angles droits comme des potences.
Les instrumentistes sont au plateau, là encore dans un geste ramenant apparemment vers la modestie d'une version de concert, mais en un demi-cercle qui vient en fait dessiner une place de village : renforçant là encore l'orchestre et la musique comme protagoniste, comme un peuple du village qui entraîne, commente, ponctue les événements. Le chef Jean-Charles Richard dirige cet Orchestre Danzas avec la même précision et liberté : il swingue physiquement, debout au plateau, avec une battue faite de gestes mesurés, dynamiques et précis.
Tout comme les tableaux musicaux sont intimement liés aux événements et péripéties, les vocalités des personnages correspondent pleinement à leurs caractères et les renforcent, témoignage de la qualité de l'écriture vocale, du casting et de l'exécution. La rencontre amoureuse entre Lisbeth et Chris est ainsi, aussi, celle entre l'opéra et la comédie musicale.
La voix de Yete Queiroz en Lisbeth n'est d'ailleurs pas aidée par les microphones (dont tous les chanteurs sont équipés) : ce renfort diminue la clarté de sa voix vibrante, naturellement sonore et d'une épaisseur lyrique. Ses passages plus rapides manquent toutefois de cette matière (ce en quoi les microphones auraient pu l'aider), mais sa prestation d'ensemble renforce la chaleur tendre du personnage par la rondeur de ses phrasés, qui brillent vers les aigus.
Vincent Heden (Chris), comédien-chanteur apporte toute la souplesse de son appareil, rappelant furieusement l'écriture francophone et anglophone de Michel Legrand : cette musicalité chantante de la voix paraissant naturelle, passant du joué-chanté (ou du pur joué) au chanté. D'autant que l'interprète joue sur la douceur et tendresse de sa mélopée qui tend naturellement vers les aigus en de longues phrases souples, justes.
Formée en musique ancienne, Karine Sérafin offre à Alys (la grande sœur de Lisbeth) sa générosité de jeu et de chant, parcourant la tessiture et le plateau en confort et avec enthousiasme. Le micro renforce simplement son aisance et son placement mais aussi le léger tremblant du vibrato. Alys et Lisbeth font swinguer et résonner de lyrisme le breton en s'appuyant sur ses consonnes franches et toniques comme autant d'élans.
Familier d'opéra, d'opérette et de comédie-musicale, Gilles Bugeaud (Don, l'ami de Chris) rebondit sur ses graves dynamiques sans perdre de sa matière, vers ses aigus dont les notes bougent un peu et serrent lorsque le rythme s'accélère.
Florian Bisbrouck est le terrible Dragon. Son caractère est là aussi traduit par son écriture vocale : personnage violent et instable, il chante en recto tono (soit dans le grave, soit dans l'aigu) ou par saillies sonores. Son plancher vocal manque de volume mais pas de rondeur paradoxalement menaçante, paradoxalement moins que son aigu adouci qui le rend plus dangereux encore. Une panne de micro très vite réparée montre qu'il aurait de quoi être audible sans amplification, notamment dans le breton qu'il rend carnassier.
Son sbire Malo (qui n'a assurément rien d'un Saint même s'il finit par se retourner contre Dragon), Florent Baffi, s'allie surtout et pleinement avec lui dans la puissance sonore de leurs méfaits. Il s'installe sur le grave mais le médium est en retrait. L'articulation reste nette, jusque dans les élans soudains des consonnes, grâce à des voyelles très arrondies.
Nolwenn Korbell, artiste bretonne bretonnante, chante Maureen d'une voix piquante, tranchante, claire et courte, nette comme le couteau qu'elle peut brandir à tout moment. Elle sait aussi la rendre chaude et suave dans des chansons rappelant étonnamment la gouaille parisienne (comme quoi, les gouailles se rejoignent aussi, notamment chez la parisienne qui s'est aussi nourrie du "peuple montant sur la capitale).
Enfin, Cécile Achille est Yuna et une nurse à la voix réconfortante posée, tenue et vibrée avec contrôle et continuité.
Et les voix s'unissent aussi en chœurs au swing bondissant, dans de lentes danses en ronde, Fest Noz (chorégraphies Raphaël Cottin) marquant aussi bien une fête de village que la cérémonie funéraire autour du corps de Chris dans son filet.
Il apparaît dommage toutefois que la mise en scène prive volontairement le public du spectacle de marionnettes donné par Chris et Don, les autres interprètes s'attroupant autour de la carriole-tréteaux pour le cacher (volontairement) aux yeux du public. Les fidèles de l'Opéra de Rennes se diront alors que la maison n'a pas eu pour désir de donner à nouveau un spectacle de marionnettes dans un opus lyrique, comme pour la récente et marquante création Les Ailes du Désir. Mais là encore, le public ne tombe pas de haut, au contraire : le spectacle de marionnettes est caché pour mieux susciter le désir et révéler finalement, d'autant plus bouleversant, un pantin représentant Chris, animé et avançant encore après sa mort, grâce à Lisbeth (point d'orgue de ce spectacle très chaleureusement applaudi par le public nombreux et fasciné, un spectacle qui fera ensuite parler et chanter breton jusqu'à Angers, Nantes et même Tourcoing, ainsi que Créteil).
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La Falaise des lendemains porte ainsi tragiquement bien son nom, pour l'histoire terrible qu'elle conte et où elle fait plonger le public. La Falaise des lendemains porte ainsi merveilleusement bien son nom, en tant qu'œuvre, un de ces sommets bâtis sur des strates historiques, permettant de s'y hisser pour regarder vers l'avenir de l'opéra.