Picture a Day Like This à Strasbourg
Avec le Festival d’Aix-en-Provence, le Royal Opera House Covent Garden, le Théâtre national de l’Opéra Comique, les Théâtres de la Ville de Luxembourg, l’Oper Köln et le Teatro di San Carlo de Naples, l’Opéra National du Rhin est l’un des commanditaires du quatrième opéra du compositeur George Benjamin et de son auteur favori Martin Crimp. Donné en préambule au Festival Musica, organisé chaque automne à Strasbourg depuis 1982, l’opéra en un acte Picture a Day Like This ("Imagine un jour comme celui-ci"), créé l'année dernière à Aix au Théâtre du Jeu de Paume, constitue ainsi pour l’Opéra National du Rhin le lancement de la saison 2024-2025.
Le texte du dramaturge Martin Crimp trouve ses sources dans plusieurs écrits d’origines diverses – le conte populaire La Chemise de l'homme heureux, Le Roman d'Alexandre sur la vie d’Alexandre le Grand, le conte de Kisā Gotamī extrait du Commentaire du Dhammapada – qui tous traitent du thème universel de l’impossibilité pour l’être humain d’être heureux et de se satisfaire pleinement de son sort.
L’héroïne de l’opéra, sobrement nommée “La Femme”, incarne à elle seule ce triste statut fondamental. Le lever de rideau la découvre au moment où elle vient de perdre son jeune enfant, quand elle apprend qu’elle dispose d’une journée seulement pour rencontrer une personne heureuse qui lui donnera le bouton de sa veste, condition sine qua non pour faire renaître son enfant.
Au cours de sept tableaux d’une durée totale n’excédant pas une heure – La Page, Les Amants, L’Artisan, La Compositrice, Aria, Le Collectionneur, Zabelle –, La Femme va faire quatre rencontres qui vont jalonner son chemin initiatique : un couple d’Amants, un Artisan, une Compositrice flanquée de son Assistant, un Collectionneur. Tous ces personnages finissent par révéler à quel point le bonheur affiché initialement n’est finalement qu’un leurre et une illusion, chaque scène s’achevant sur une nouvelle déconvenue puisque jalousie, aliénation, vanité et solitude se dissimulent derrière une apparence de bonheur. Une dernière rencontre, Zabelle, miroir inversé de La Femme, présente au dernier tableau une femme heureuse mais qui n'existe pas, une création virtuelle au même titre que le mystérieux jardin idyllique qui l'entoure. Au terme de ce parcours en forme de quête initiatique, La Femme découvre le fameux bouton dans sa main, ouvrant la lecture et l’interprétation de l’œuvre à de multiples pistes auxquelles la philosophie, la métaphysique et la psychanalyse pourraient sans doute apporter quelques éléments de réponse.
Autour de ce texte riche, ambigu et poétique, plus conte, fable et parabole que récit de vie ou séquence événementielle, George Benjamin a composé une partition riche et dense, libérée des diktats esthétiques d’un autre âge et n’hésitant pas à redonner sa place au chant, à la ligne mélodique et à la luxuriance orchestrale pure (harpe, célesta, cuivres, bois, cloches). L’effectif vocal et instrumental relativement réduit tendrait plutôt à apparenter l’ouvrage au genre déjà riche de l’opéra de chambre, auquel cet autre Anglais qu’est Benjamin Britten a lui aussi beaucoup contribué : absence de chœur, cinq chanteurs solistes pour huit personnages, vingt-deux instrumentistes. À noter notamment, l’absence de la voix de ténor, la partie de l’Amant étant tenue par un contreténor. Chacune des scènes est par ailleurs caractérisée par une technique compositionnelle qui lui est propre, avec néanmoins la récurrence de combinaisons harmoniques et instrumentales facilement perceptibles et reconnaissables.
Cette musique aux colorations oniriques a inspiré à Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma, responsables conjointement de la mise en scène, des décors, des lumières et de la dramaturgie (et fréquents collaborateurs du tandem Benjamin / Crimp), un espace construit autour de l'idée de la traversée du miroir, idée reprise à l’Alice au pays des Merveilles de Lewis Carroll dont le texte de Crimp s’inspire également largement. Trois murs aux portes réfléchissantes et pivotantes ceignent ainsi l’espace scénique, au sein duquel apparaissent quelques rares mais efficaces éléments de décor : un lit pour les deux Amants, une cage de verre pour l'Artisan, un tapis roulant pour la Compositrice. Clou du spectacle, l’ensorcelant jardin sous-marin de Zabelle imaginé par le vidéaste Hicham Berrada, espace paradisiaque destiné à multiplier les perspectives et effets de miroirs tout en créant pour le dernier quart du spectacle des images de toute beauté.
Nouvelles venues depuis la création aixoise de l’été dernier, la mezzo-soprano Ema Nikolovska et la soprano Nikola Hillebrand s’insèrent dans le spectacle avec une facilité déconcertante. La première succède en Femme à Marianne Crebassa, pour qui le rôle avait été écrit sur mesure. Disposant d’un timbre sombre, plein et rond, avec de vrais graves de contralto, elle se tire avec honneur des phrases plus élevées qui parsèment les dernières pages de la partition. Nikola Hillebrand, en Zabelle, possède un soprano délicieusement vibré et légèrement acidulé dont elle use avec une délicate musicalité.
Les trois autres interprètes retrouvent le rôle dans lequel ils avaient déjà brillé l’an passé. La soprano Beate Mordal, Amante puis plus tard Compositrice, fait valoir un soprano plus léger mais souple et percutant, son partenaire Cameron Shahbazi, dans le double rôle de l’Amant et de l’Assistant de la Compositrice, disposant quant à lui d’une voluptueuse voix de contreténor.
Très à l’aise dans une tessiture le faisant flirter avec les hauteurs d’un contreténor, le baryton ferme et puissant de John Brancy trouve des accents extrêmement émouvants pour exprimer le désespoir de l’Artisan suicidaire ou les affres du Collectionneur.
En formation réduite, les instrumentistes de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg placés sous la baguette du chef Alphonse Cemin distillent les envoûtantes sonorités d’une orchestration riche et subtile, suffisamment dense pour ne pas se perdre dans le vaste espace de l’Opéra de Strasbourg.
Le public relativement clairsemé pour cette quatrième (et dernière) représentation, est visiblement conquis par cet ouvrage qui a tout pour s’inscrire durablement dans le répertoire de nos grandes maisons d’opéra.