Les Sentinelles, drame psychologique en création à l'Opéra de Bordeaux
Avant l’Opéra Comique de Paris en avril 2025, Les Sentinelles commence son chemin au Grand-Théâtre de Bordeaux. Cet opéra en deux actes symétriques séparés par un long interlude orchestral met en scène quatre personnages féminins : A, B, C et E. Ne pas avoir donné de nom à ces protagonistes marque la volonté de la librettiste et metteuse en scène du spectacle, Chloé Lechat, de ne pas permettre au spectateur de plaquer une image préconçue, et de le laisser faire sa rencontre avec ces femmes d’abord dans ce qu'elles ont à vivre. Elles ne se nomment d’ailleurs entre elles à aucun moment, exception faite de E, l’Enfant, affublée de beaucoup de surnoms affectueux par sa mère, A.
Au début du spectacle, B et C sont un couple de femmes qui vivent un moment délicat de leur histoire. Elles habitent un appartement moderne et branché qui occupe une moitié du plateau, l’autre partie étant dévolue au logement de A et E, dans un jeu de symétrie simple et immédiatement lisible. Les décors de type boîte noire (réalisés en “zéro achat” par la scénographe Céleste Langrée) offrent un huis-clos au drame psychologique. Celui-ci se noue lorsque ces deux foyers imperméables se rencontrent, à la faveur d'une relation extraconjugale qui aboutit à la formation d’un couple à trois dans le deuxième acte. Pour animer ce plateau et aider le public à identifier les personnages, les costumes de Sylvie Martin-Hyszka puisent dans le stock de l'Opéra de Bordeaux : costumes de scène pour la comédienne C, tenues amples et discrètes pour la sage B, jupe plissée pour la mère A et patchwork coloré pour E, l'Enfant.
L’Enfant, personnage central du drame (et seul rôle scénique non-chanté) entre alors dans une nouvelle vie où son haut potentiel intellectuel se trouve bridé, peinant à trouver sa place dans cet équilibre précaire. Projetées sur un écran descendu depuis les cintres, des scènes animées à l’esthétique enfantine (d'Anatole Levilain-Clément) mettent ces difficultés en lumière. Ces pastilles, qui interviennent trois fois dans le spectacle, racontent des séances de psychothérapies où sont évoquées tour à tour les questions de la prise en compte par les adultes, de la gestion de l’angoisse et de sa résolution par la prise de médicaments, le tout se mêlant dans un cocktail explosif qui aboutit sur le dénouement final (alerte-divulgâchage : le suicide de l’Enfant).
La comédienne Noémie Develay-Ressiguier apporte une profondeur touchante à ce personnage, se trouvant être paradoxalement le plus lucide sur la situation toxique qui l’entoure. Prophétisant sa mort à venir, sa réplique “je vais aller vivre ailleurs”, prononcée avec un détachement troublant, est un moment de pure émotion dans un livret qui la dilue par ailleurs dans des trivialités peu adaptées à la dramaturgie d’un ouvrage lyrique.
Les trois autres personnages sont chantés. Anne-Catherine Gillet, en A, incarne une mère à la fragilité touchante. Jonglant entre le souci de s’occuper de son Enfant et le besoin de vivre sa vie, son ambiguïté est révélée dans une voix de soprano au vibrato maîtrisé, volontairement serré, et une intensité de jeu qui en fait une clé du drame. Elle est une tragédienne appliquée à restituer ce que le livret et les écueils de sa prosodie lui offrent.
En C, comédienne psychologiquement vacillante, étincelle dont la rencontre avec A met le feu aux poudres, Camille Schnoor est une interprète versatile. Les aigus sont libres d’exprimer toute la légèreté qui caractérise son personnage, et le timbre profond allié à une émission puissante lui permettent de donner du relief aux scènes sombres, comme celle où elle se moque ouvertement de l’Enfant.
Troisième pointe tentant d’apporter de la stabilité à ce triangle amoureux, B est incarnée par Sylvie Brunet-Grupposo. La mezzo-soprano à la voix sombre et chaude sait se faire réconfortante et tenir son vibrato, incarnant ainsi cette volonté d’apaisement. Symbole touchant d’abnégation, B s’efface pour permettre à C de vivre son amour comme elle l’entend, mais finit par prendre sa revanche dans le dénouement final, dansant avec sa moitié et excluant par là même sa concurrente (A), laissée dans une solitude tragique, quelques instants avant de perdre son Enfant.
Lucie Leguay est aux commandes musicales du spectacle depuis la fosse. D’une battue à la fois ample et précise, elle règle les ambiances, tempère les nuances et assure la cohérence du rapport plateau-orchestre, afin que les instruments qui doublent presque en permanence les voix ne prennent pas le dessus sur le texte. Dans un exercice sisyphéen, la cheffe française s’applique à donner du relief à la partition.
Les grands accords d’orchestres riches d’harmoniques ou les passages d’ensemble dans lesquels le savoir-faire polyphonique (harmonies dissonantes, effets d’écho) de la compositrice Clara Olivares laissent entrevoir (et espérer) la perspective d’une exploration plus profonde des possibles. Les motifs orchestraux de l’angoisse et de la tension restent trop timides pour emporter dans les méandres de ce drame psychologique.
L'Orchestre National Bordeaux Aquitaine se montre à l’aise dans cet exercice de création, déjà rompu à la partition en ce soir de dernière représentation. L’absence du duo Clara Olivares-Chloé Lechat ne permet pas de rendre pleinement compte de la réception par le public bordelais de ces Sentinelles, mais les applaudissements nourris dirigés vers les interprètes viennent récompenser l’effort fait par l’ensemble des forces artistiques de l’Opéra National de Bordeaux, avant que la production ne voyage à l’Opéra Comique de Paris.