Vêpres de la Vierge de Monteverdi par Raphaël Pichon à la Philharmonie
L’art de l’Ombre et de la Lumière
L’immense œuvre religieuse de Monteverdi a atteint, en 1610, une sorte d’aboutissement (du moins temporaire, puisque la Selva Morale e spirituale sera publiée en 1640) hétéroclite et fastueux.
Le compositeur opte pour une combinaison de numéros éloignés (cinq Psaumes, un Hymne et deux Magnificat) restitués en une seule et même célébration, probablement destinée à marquer l’une des sept grandes fêtes mariales annuelles dont l’Église catholique ponctuait son calendrier liturgique.
Raphaël Pichon, qui n’en est pas à son coup d’essai avec Monteverdi et avec la musique de la Contre-Réforme et ses ambitions spécifiques, parle d’emblée dans le programme pour les Vêpres d’œuvre "cinématographique" nous permettant « de sentir, de ressentir, de visualiser, de toucher même la musique ».
Et c’est bien ce que le public semble visiblement ressentir à l’écoute de sa proposition dans cette œuvre-fleuve : un flux continu et chatoyant comme de la pellicule de cinéma, alternant les moments intimistes et chuchotés avec des éclats monumentaux en cascade, savamment construits et étagés, pour aboutir à des scènes de climax, et pour mieux repasser ensuite à des dialogues murmurés entre les tous protagonistes de cette fresque vivante et colorée.
Bertrand Couderc, créateur lumière de théâtre et d’opéra et collaborateur de longue date de l’Ensemble Pygmalion, grâce à l’implantation lumière relativement complexe de la Salle Olivier Messiaen de la Philharmonie de Paris, donne vie à ce théâtre des affects religieux, en proposant un éventail virevoltant et surprenant d’effets lumineux, passant d’une douche concentrée et minimaliste pour le Nigra sum, à un effet bleuté hypnotique englobant les auditeurs dans l’Ave maris stella, jusqu’à du plein feu triomphant dans les grands « Sicut erat in principio » conclusifs des grands double-choeurs.
Pour accompagner ces effets de kaléidoscope et de cinéma Technicolor des débuts, Raphaël Pichon déploie sans demi-mesure cette énergie communicative à ses chanteurs et ses instrumentistes, et apporte ce soin musical millimétré à chaque intervention, des frémissements du Nisi Dominus aux réponses extatiques des trois ténors dans le Duo seraphim.
Chaque syllabe de texte est découpée avec attention, chaque phrase est portée avec exigence et précision, chaque nappe chorale superposée sur les précédentes avec délicatesse et mesure…
Du vrai travail d’orfèvre, notamment grâce à ses continuistes (Angélique Mauillon et Pernelle Marzorati à la harpe, Sergio Bucheli et Thibaut Roussel aux théorbes, Pierre Gallon et Ronan Khalil à l’orgue et au clavecin) qui produisent inlassablement un tapis incisif, moelleux et d’une densité dramatique peu commune pour accompagner les chanteurs.
Ses deux violonistes (Sophie Gent et Louis Creac’h) rivalisent eux-aussi de créativité et de virtuosité pour créer des dialogues instrumentaux pétillants.
Le plateau vocal n’est pas en reste. Les choristes de Pygmalion font une nouvelle fois une démonstration implacable de leur musicalité et de leur savoir-faire. Pupitres parfaitement homogènes, attention portée à l’unité de toutes les voyelles et à l’exactitude de la moindre consonne finale, rigueur des phrasés et de l’équilibre, écoute mutuelle et justesse irréprochable (notamment lors des longs passages a cappella repris par l’effectif instrumental sans que le moindre coma de hauteur n’ait été altéré)… Bref du grand art choral.
Les solistes quant à eux font preuve, non pas d’un échantillonnage égotique de successions de soli, mais bien d’interventions musicales parfaitement tuilées avec le son du chœur, ou bien toujours au service d’un instant spirituel bien conçu, ressenti et restitué.
Renaud Brès signe des phrases majestueuses et condensées avec une simplicité toujours éloquente, Nicolas Brooymans étale le cuivre de ses graves avec une grande maîtrise de la projection, et Étienne Bazola délivre des soli efficaces et sensibles, avec un médium rond et des aigus solides, le grave manquant un peu d’assise.
Antonin Rondepierre prête sa voix suave et au focus très dessiné au troisième des séraphins louant la Sainte Trinité, tandis que Robin Tritschler assume avec sérénité et délicatesse ses vocalises périlleuses, grâce à un timbre plus léger et plus fin.
La star de la soirée reste cependant Zachary Wilder, qui multiplie les interventions aux quatre coins de la salle et à tous les balcons, déroulant des phrases infinies d’un souffle robuste, une projection insolente et ponctuant chaque intervention par un chapelet d’aigus parfaitement canalisés et dorés, jusque dans les déclamations les plus charnues.
Céline Scheen propose une vraie scène de théâtre ou d’opéra à chaque intervention de sa couleur chaude dotée d’aigus corsés, secondée par la ligne délicieuse et affirmée de Perrine Devillers qui cherche toujours à fondre son timbre dans celui de sa partenaire avec une grande intelligence musicale, ou bien à offrir des moments de grâce dans ses (trop rares) soli.
Cet immense fleuve argenté de pièces solidement architecturées et magnifiées emporte le public de la Philharmonie qui acclame l’ensemble, les solistes et leur chef pendant d’innombrables rappels enthousiastes.
#NowRehearsing @EnsPygmalion @RaphaPichon Les Vêpres de la Vierge de C.Monteverdi pic.twitter.com/j07w5DcLl1
— Philharmonie de Paris (@philharmonie) 18 septembre 2024