L’Or du Rhin ou les vestiges d’une Tétralogie à l’English National Opera
Confronté à une situation financière dramatique (détaillé dans notre article à ce lien), l’English National Opera à Londres présente, après La Walkyrie, L’Or du Rhin mis en scène par Richard Jones, connu pour ses lectures modernisées et iconoclastes des mythes wagnériens (comme en témoigne le Parsifal à Bastille ou une décennie plus tôt Lohengrin à Munich pour la prise de rôle de Jonas Kaufmann avec celle d’Anja Harteros). Le metteur en scène propose ici une transposition contemporaine et multicouche, centrée sur “l’or scintillant” (the glittering gold comme le traduit ici le livret).
Le plateau est encadré par un rideau à bandes verticales foncé et brillant, dont les réflexions et légères fluctuations évoquent les eaux profondes du Rhin qui cachent l'or précieux. Ce rideau correspond à une esthétique de cabaret et paillettes du spectacle, faisant un choix qui trouve sa résonance avec ce théâtre et cette ville, lieux de comédies musicales. Les costumes représentent notre actualité, certains réalisés avec l'humour épicé de notes dérisoires. Les filles du Rhin se préparent pour aller à la salle de sport, Alberich est un amateur de tennis, Mime un ouvrier à la chaîne, Fafner et Fasolt en combinaisons de travail, Erda en pyjama-paillettes entourée de ses filles Nornes, écolières.
Richard Jones traite de la cupidité et du pouvoir avec créativité et humour, notamment la scène dans le Nibelheim transformé en mine/usine d'or, avec un Alberich métamorphosé en dragon et grenouille, suscitant des salves de rires dans la salle.
Dans cette esthétique du grotesque, des dieux et des êtres mythiques où tout devient Nibelheim (le bas monde), se glisse une critique du capitalisme (Alberich oppresseur matraque ses ouvriers) et d’autres moments très soulignés ne manquent pas de rejaillir de temps à autre parfois de manière obscure (telles ces personnes en noir manipulant les mouvements des protagonistes).
Malgré cette transposition, le metteur en scène reste fidèle à la dramaturgie du Ring, retraçant même l’histoire de Wotan et la fabrication de sa lance à partir d’une branche du Frêne du monde, dans une brève séquence précédant le prélude et le lever de rideau.
Les spectacles à l’ENO se jouent en anglais, et le traducteur et chercheur wagnérien John Deathridge a relevé ce défi délicat de briser “l’unité sacrée” et intrinsèque reliant le texte (la poésie) et la musique, lien au cœur du grand projet de Wagner. La présente traduction se prête néanmoins avec sa prosodie à la musique, sans encombres majeurs excepté quelques mots dans la deuxième scène qui perturbent l’équilibre par un trop grand nombre de syllabes.
John Relyea en Wotan domine le plateau par une voix basse et étoffée, digne de son autorité divine suprême. Le volume est puissant et se projette loin, le vibrato est maîtrisé et toujours dans une justesse de ton et de rythme, notamment en rapport avec l’orchestre. Le jeu d’acteur remarqué est porteur du drame, du début à la fin.
À ses côtés, Leigh Melrose dans le rôle d’Alberich se distingue sur le plan vocal et dramatique, avec le jeu théâtral assez convaincant d’un loser : raté, perdant avide et malintentionné, un véritable “diable boiteux”. Cette prestation est soutenue par le timbre de son baryton charnu et rond, avec sa prononciation travaillée roulant les “r” et accentuant les consonnes. Le registre médium posé résonne avec vigueur tout au long de la soirée, mais il se heurte à quelques limites dans des graves amincis.
Le Loge de Frederick Ballentine est loin du ténor lyrique et irradiant à l’image de ses pouvoirs en dieu du feu qui illumine le chemin pour Wotan dans sa descente au Nibelheim. Son timbre est sombre et s’approche du baryton, l'émission n’est pas encombrée d’excès de vibrato, mais la voix manque de l'élasticité requise pour certains passages de son rôle, obligeant la fosse à ralentir le pas. Le son est nourri et stable, avec une articulation solide même si quelques phrases sont mal prononcées suite à quelque oubli de ce texte “original”.
Madeleine Shaw incarne Fricka, montrant la palette d'émotions d'une femme inquiète. Elle articule finement son phrasé (dans la douceur du piano en particulier) qui s'appuie sur des couleurs rondes et lumineuses. Son soprano est légèrement vibré et net dans son expression et intonation. Sa sœur Freia (Katie Lowe) déploie ses aigus perçants avec force et stabilité, quoique son jeu et sa prononciation s'avèrent moins persuasifs.
Chez les frères géants, le Fasolt de Simon Bailey a plutôt une âme lyrique et amoureuse (de Freia) que celle d'un titan redoutable. Son baryton radieux offre peu d’étoffe dans les graves mais se fait précis et puissant dans son émission plutôt rectiligne. En revanche, son frère Fafner (James Creswell) arbore un instrument plus nourri dans les basses, avec une prosodie exemplaire et un phrasé tout en élégance.
Blake Denson en Donner exploite pleinement ses graves bien étoffés, d'une projection puissante et souveraine à l’image de son coup de marteau mais l'émission et la clarté du chant s'avèrent fortement perturbés par la démesure du vibrato.
Son partenaire Froh, interprété par Julian Hubbard, est également encombré d'une ligne fort vibrée, mais s'élance héroïquement (comme un vrai heldentenor) dans les aigus poitrinés avec force et justesse.
Christine Rice en Erda est une mezzo-soprano légère manquant d’appui dans l'assise. Son ambitus n'est pas sans largeur mais le vibrato tend à s'intensifier à mesure que sa projection gagne en puissance.
Le Mime ouvrier à la chaîne, usé et maltraité, bénéficie du jeu investi de John Findon, mais sa voix aussi s'éloigne du ténor léger habituellement distribué pour ce rôle : son appareil est rond et nourri, au timbre boisé avec robustesse dans les aigus, douceur et précision vers le fausset.
Les trois filles du Rhin arpentent le plateau du long en large en tenue sportive. La Woglinde d’Eleanor Dennis présente sa ligne pointue et bien projetée dans la salle (mais parfois vacillante), tandis qu’Idunnu Münch en Wellgunde chante d'un mezzo satiné et bien phrasé, quelque peu serré dans les cimes. La Flosshilde de Katie Stevenson complète la palette sonore par son assise large mais pas des plus épaisses, tandis que l'autre bout de son diapason approche les stridences. Les trois s'alignent harmonieusement lorsqu'elles invoquent l'or des profondeurs.
Le directeur musical de la compagnie, Martyn Brabbins dirige l’Orchestre de l’ENO avec clarté et précision. L’acoustique singulière du Coliseum théâtre n’inonde pas la salle dans la masse orchestrale, mais laisse leur place aux chanteurs, qui peuvent projeter leurs voix avec une plus grande netteté. L’équilibre sonore est ainsi en place, avec une énergie particulière émanant des tubas et trombones qui tonnent dans les graves, des cors agiles, soutenus par la suavité des cordes soudées et harmonieuses. Les timbales précises et mesurées, ainsi que la grâce des harpes (parfois légèrement en décalage) complètent cette dentelle sonore depuis les espaces des loges latérales.
La soirée se termine sur l’image spectaculaire de confettis violets et dorés qui ouvrent la voie vers la Walhalla (et pourtant vers la fin abrupte de ce cycle), suivie d’un torrent d’applaudissements et d’un discours de Martyn Brabbins qui remercie le public et les donateurs, tout en dénonçant les décisions gouvernementales (avec en dernier exemple dans ce triste feuilleton, la décision qui vient d’être annoncée de supprimer le Chœur de la BBC dès l’année prochaine, celle du centenaire de cette institution chorale).