The (Second) Time of Our Singing à La Monnaie
Présenté en 2021 dans des conditions réduites (Covid Oblige), l'opéra revient donc sous la direction de Kwamé Ryan pour faire vibrer La Monnaie. Cette fois-ci, l’opéra est offert en grand effectif par le chœur d’enfants, l’Orchestre de chambre de la Monnaie et un Jazz Ensemble à la clé.
Inspiré du roman de Richard Powers (2002), cet opéra explore l'histoire de la famille Strom, un foyer métissé dont le parcours se déroule en Amérique, de la fin de la Seconde Guerre Mondiale aux années 1990. Delia Daley, Afro-Américaine issue d'une lignée militante, rencontre David Strom, physicien juif allemand réfugié, lors du concert historique de Marian Anderson en 1939. Ensemble, ils élèvent leurs trois enfants – Jonah, Joey et Ruth – qui, chacun à travers leur talent musical, sont confrontés à des questions d'identité, d'appartenance et d'héritage.
Alors que le père, physicien, évalue le pouvoir du temps, thème central de cet opéra, la mère chante et initie ses enfants à la puissance de la musique. Ces derniers, tiraillés entre l'héritage d'une musique savante dite “blanche”, rigoureuse, et celui du jazz “noir” et du hip-hop “populaire”, vivent leur identité mixte comme une source de confusion, dans une époque marquée par de profondes violences sociales. The Time of Our Singing est une odyssée à travers un siècle, où se croisent couleurs et voix, tentant de réconcilier les différences malgré les nouvelles tempêtes sociales, du Civil Rights Movement à Black Lives Matter.
« Alors, tu aimes la musique classique ? Ce n’est pas ta musique ! D’où viens-tu ? »
Inspiré d'un ouvrage riche en références musicales implicites, le compositeur intègre ses personnages dans un paysage sonore où le classique et le jazz occupent une place centrale. Jonah, chanteur classique à la voix exceptionnelle, cherche à transcender les fractures raciales à travers l’art. Joey, quant à lui, interroge sa relation à la musique, tandis que Ruth se détourne de la culture dominante pour s'engager dans les luttes politiques afro-américaines. Dans cette œuvre, la musique devient un espace de lutte, un vecteur de tension et de transformation sociale dès les premières mesures.
« Tout ou presque dans ce roman m’a touché : les personnages de la famille, le questionnement sur l’identité et la discrimination, la réflexion sur la place de l’art... Mais ce qui m’a le plus interpellé, c’est l’univers musical évoqué par Richard Powers. » – Kris Defoort
Dans ce nouvel opus, le compositeur orchestre un dialogue délicat entre le jazz et la musique classique, deux sphères qui ont jalonné son parcours initiatique musical. Alliant l’influence de Purcell et Schubert à l’hommage rendu aux grands noms du jazz comme Steve Coleman, Thelonious Monk, Nina Simone, John Coltrane, Ornette Coleman et Art Blakey… Kris Defoort redéfinit la norme-même de l’opéra. Sa musique, empreinte d’hybridation et de subversion, permet à des musiciens issus de mondes éloignés de l’opéra de modifier intrinsèquement le genre. L’improvisation, caractéristique du bœuf jazz, contraste avec la rigueur millimétrée de l’opéra, mais elle enrichit un processus créatif en constante évolution. Ainsi, dans la fosse, l’Orchestre de chambre de la Monnaie offre un paysage sonore inédit, ouvrant de nouvelles perspectives musicales.
Parallèlement, la mise en scène minimaliste de Ted Huffman propose une focale sur la part humaine de l’histoire. La scène – dépouillée de tout artifice – mise ainsi sur les liens que tissent les personnages, évitant tout risque d’anachronisme des décors (de Johannes Schütz). Sur scène trônent un piano, des tables (qui finiront renversées lors des différentes manifestations à Los Angeles et New York, les Watts Riots et Harlem Riots) et des images projetées mêlent le temps, les archives sociétales rencontrant les portraits familiaux. Le choix d’abstraction de la mise en scène rejoint ainsi la théorie de la relativité si chère au père physicien, passionné par le temps.
Dès les premières notes, une ambiance s’annonce en fosse, rappelant la puissance dramatique de la bande son du film Ascenseur pour l’échafaud, signée Miles Davis. À la tête de l’orchestre (tout aussi mixte que la distribution vocale), Kwamé Ryan tient l’énergie et l’effusion créatrice tout en rappelant le sens-même de cet opus : la musique triomphe des couleurs. Ce dernier, en entretien, tient à rappeler qu’il a eu la chance, à défaut des personnages de l’histoire, d’avoir été essentiellement élevé « au-delà de la race ». Maître des genres, le directeur musical passe avec aisance de la délicatesse des violons baroques à l'intensité narrative contemporaine, tout en intégrant la richesse des percussions, des guitares, et surtout du saxophone. Ce dernier, véritable protagoniste de l'opéra, déploie des notes en cascades, unissant subtilement la partition baroque et jazz, comme une réconciliation.
Présents pour une scène, les chœurs d’enfants, au plateau, et d’adultes, cachés dans les loges, apportent une fraîcheur bouleversante. Incarnant un personnage combatif, la jeune Ruth fonde une école de quartier gratuite, illustrée par l'ensemble Equinox (créé en 2012 par la pianiste Maria João Pires et la Chapelle Musicale Reine Elisabeth pour des publics fragilisés, apportant un réalisme au propos de l’opéra, matérialisé).
Tout aussi diversifiée, la distribution vocale repose sur la cellule familiale avec un casting de grand talent. La figure magistrale de l’opus, Delia Daley, est incarnée par la soprano Claron McFadden, forte d’une carrière internationale. Son rôle reflète en opposition une artiste qui, en raison de sa couleur de peau, n'a jamais pu connaître le succès qu’elle mérite. Personnage poignant, fidèle et incarné par la musique, sa voix se déploie avec une aisance désarmante. Maîtrisant les notes baroques avec une facilité déconcertante, la soprano tient des lignes hautes et claires, offrant un fil rouge musical tout au long de l’opéra.
Résolument ancré dans la tradition du chant germano-lyrique, Simon Bailey incarne le père de famille David Strom avec une voix sombre et chaleureuse. Assuré, protecteur, et légèrement en retrait, il exprime une sagesse tranquille à travers son baryton-basse, typique du style Brittenien, avec élégance.
Plus expressif et emporté, Mark S. Doss incarne avec intensité et fougue le père de Delia Daley. Moins idéaliste que sa fille, ce personnage, consumé par la colère face aux inégalités, impose sa fermeté, tant par sa prosodie que par son chant de baryton-basse, à la fois précis et puissant.
Le premier fils de la famille, Jonah, est incarné par Levy Sekgapane et sa voix de ténor ultra vibrante. Le chanteur sud-africain s’impose au sein de la distribution avec un registre très classique, élégant et soutenu. Son frère, Joey est figuré par Peter Brathwaite qui mise sur un naturel et une prosodie plus phrasée-parlée, plus proche du registre jazz et du théâtre. Sa très belle couleur brillante se dénote dans les plus sombres du baryton.
Micro à la main, la jeune Ruth, incarnée par la comédienne Abigail Abraham, impose sa force politique sur la scène de La Monnaie avec un registre qui tranche. Charmeuse et véloce en chanteuse de jazz, elle porte son rôle avec une ferveur militante, poing levé.
Plus séductrice et résolument opératique, le personnage de la sulfureuse et charmante Lisette Soer (confié à Lilly Jørstad), amante du fils aîné, joue avec les traditions de la voix d’opéra, d’aigus clairs et perçants, et de vocalises, avec panache.
Acclamé par un public conquis et très diversifié, The Time of Our Singing réunit pour la deuxième fois les spectateurs autour d'une musique intemporelle, aux multiples genres et aux destins croisés. Kris Defoort puise dans une multitude de richesses musicales, proposant une composition où la couleur de peau importe peu, mais où le chromatisme musical triomphe.