Ariane à Naxos à Rouen
Si le premier tableau, évoquant les souhaits précis émis par le riche mécène de l’ouvrage qui a passé commande auprès d’un jeune compositeur inconnu, peut surprendre avec cet échange par vidéo autour d’une machine à café depuis les coulisses du théâtre, bien vite les choses se compliquent et se gâtent… non au plan scénique mais au plan strictement dramaturgique.
Alors que tous les protagonistes conviés envahissent avec frénésie le plateau, le Majordome du Maître de maison intervient en direct et toujours par vidéo interposée, de façon péremptoire et non négociable, pour exposer en fait les exigences réelles de ce dernier, exigences qui ne cessent de se modifier jusqu’à imposer au dernier moment un mélange complet des genres entre opéra-seria et opéra-buffa pour la représentation à venir.
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La mise en scène prolonge ainsi le jeu de mise en abyme et de négociations : tout se trouve totalement bouleversé et les tensions s’exaspèrent, un rien tempérées cependant par les interventions (quelque peu) apaisantes du Maître de musique. Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil mènent ce prologue en facilitant ainsi la lisibilité de l’intrigue et conférant surtout à chaque protagoniste une part réelle d’humanité. Le Compositeur enfiévré se rebelle et se désole, même si l’habile Zerbinette parvient à l’enjôler et à lui faire entrevoir les douces perspectives de l’amour.
Le vif rythme imprimé laisse toutefois toute sa place aux interactions entre les personnages et aux échanges quelquefois épineux tant les objectifs semblent contradictoires. Cette phase préparatoire à la représentation de l’ouvrage en elle-même se trouve d’ailleurs soulignée par les musiciens de l’orchestre demeurés en tenue de ville : ils revêtiront leurs habits de concert habituels après l’entracte.
L’action d’Ariane à Naxos en elle-même s’installe au sein d’un amphithéâtre aux pourtours délimités par des parois de bois en partie amovibles qui permettront de faire intervenir et apparaître avec délectation les membres de la troupe de la commedia dell'arte. Une table centrale, prête pour les agapes, se trouve déplacée par la tournette de scène au gré du développement de l’action. Le majordome, faute de pouvoir s’emparer du mécène oppresseur lui-même, finira bâillonné et entravé sur cette même table en fin d’ouvrage !
La dimension émancipatrice de l'opéra est ici restituée avec comme clé de voûte le couple Ariane/Bacchus. Merveilleusement vêtue toute en bleu, la soprano Sally Matthews offre un portrait saisissant et tout empli de fièvre d’Ariane. La voix possède la projection souhaitée, un aigu un rien dur mais qui touche néanmoins au plus haut. L’artiste possède indéniablement la maturité artistique requise pour incarner Ariane, d’une puissante sincérité.
À ses côtés, le ténor britannique John Findon aborde Bacchus avec vaillance et une indéniable solidité, tout en faisant apparaître des penchants certains de comédien.
Le Compositeur est incarné par la mezzo-soprano Paula Murrihy au timbre suave et aux couleurs chatoyantes. Son incarnation possède une énergie passionnée et surtout une sincérité d’accent qui en constitue toute la saveur.
La soprano colorature Caroline Wettergreen (ces deux dernières cantatrices faisaient partie l’an dernier de la reprise à l’Opéra Bastille de la Cendrillon de Massenet) chante et vocalise avec soin et goût, même s’il manque une dimension plus épique et plus frondeuse à son incarnation pour totalement éblouir en Zerbinette.
Fabien Leriche, déjà présent à Limoges, fait preuve d’une puissante autorité dans le rôle du Majordome tandis que William Dazeley impose ses moyens posés de baryton en Maître de Musique. Tous les autres artistes du spectacle participent hautement à sa réussite, notamment la basse assez profonde David Shipley (Truffaldin) venu remplacer in extremis François Lis souffrant, Grégoire Mour qui prête sa voix de ténor bien projetée à Brighella et au Maître de Ballet, ainsi que la qualité de baryton de Leon Košavić en Arlequin et le virevoltant ténor de Robert Lewis pour Scaramouche.
Les Nymphes particulièrement bien chantantes sont incarnées par Yerang Park (Naïade), Clara Guillon (Écho) et Aliénor Feix (Dryade). Elles forment un ensemble décidément inspiré et attentif au sort d’Ariane.
L’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie se transcende encore un peu plus sous la baguette de son chef, Ben Glassberg. Ce dernier met pleinement en valeur l’orchestration presque chambriste de l’ouvrage, dosant avec habileté les pages sérieuses et celles plus légères de ton. Sa direction laisse toute sa place au chant, mais n’en demeure pas moins large et vibrante sans jamais basculer dans le pathos. Le grand duo d’amour entre Ariane et Bacchus se pare sous sa baguette d’une inspiration élevée et particulièrement émouvante.
Le public rouennais réserve à l’Orchestre et à Ben Glassberg une ovation qui rejaillit sur l’ensemble des protagonistes de cette Ariane à Naxos de fière allure.