Wozzeck face à la guerre par William Kentridge à Bastille
Cette production vient pour la première fois à Paris mais elle avait été inaugurée en 2017 au Festival de Salzbourg, et reprise en janvier 2020 au Met. Elle résonne évidemment avec l'actualité particulière du moment, actualité que le metteur en scène n'avait pas prévue mais le drame même de Wozzeck consiste justement à montrer combien cette tragique actualité se répète à travers les époques, en raison des instincts et institutions qui menacent notre condition humaine. Le feuillet distribué au public ce soir annonce ainsi que les sept représentations de Wozzeck sont dédiées aux victimes de la guerre en Ukraine mais en rappelant que le fait divers à l'origine du drame écrit par Büchner s'est déroulé au sortir des guerres napoléoniennes et que l'opéra de Berg a été achevé au sortir de la Première Guerre Mondiale.
Face à ces tragédies qui se répètent, les expressions artistiques demeurent toujours aussi indispensables. C'est ce qu'apporte la rencontre entre le drame de Büchner et la partition de Berg, mais aussi le choix d'un artiste plasticien renommé tel que Kentridge pour la mise en scène. L'artiste sud-africain fait ainsi ses débuts à l'Opéra de Paris dans cette production qui associe ses talents de dessinateur, graveur et cinéaste d'images animées.
Le plateau est occupé par une grande structure en bois formant un atelier de peintre sans mur (représentant l'art menacé par la guerre et ses explosions). Dans ces décors de Sabine Theunissen, les dessins et peintures animés en vidéo de William Kentridge sont projetés sur la toile du peintre posée sur un chevalet, mais aussi sur tous les murs, recouverts de papier journal (cet outil d'information, une fois périmé, devenant un piètre outil de protection pour l'univers de l'artiste). Les images représentent des figures macabres et projettent des paysages (ceux du livret mais désolés par la guerre et jonchés de cadavres). Le finale saisissant imprime sur le plateau et dans les rétines des images de masques à gaz et une carte de guerre avec mouvements de troupes représentés par des flèches, les voies de communication explosant pour former des barbelés.
Wozzeck est incarné par Johan Reuter, qui déploie toute la palette dramatique et vocale du personnage, d'une manière intense et articulée. Entièrement immergé dans son rôle, sa vocalité prend des allures de parole naturelle (alors qu'elle balaye pourtant un ambitus aussi démesuré que les passions de son personnage).
John Daszak défile en Tambour-Major avec grand dynamisme pour manier le bâton, tout comme il manie et projette sa voix dans des aigus belliqueux.
Falk Struckmann tremble d'autorité et d'intensité dans l'incarnation du Docteur : aussi colérique envers Wozzeck qu'excité par les sévices qu'il inflige à ce cobaye. Ses longs "r" roulés nourrissent son médium charpenté et l'aigu soutient son intensité.
Gerhard Siegel chante un Capitaine oxymore : peu sonore dans les graves mais tonnant et claironnant avec puissance dans l'aigu, très percutant. Andres lui aussi manque de grave mais la voix de Tansel Akzeybek sait être agile. Sur le plan théâtral, il incarne étonnamment ce personnage amical (le seul) sans chercher à soutenir et réconforter Wozzeck mais en plongeant au contraire comme lui dans la tension et la folie (un autre effet collatéral de la guerre omniprésente).
Eva-Maria Westbroek déploie son chant très bel cantiste pour la partie de Marie. L'ample vibrato et les phrasés menant vers l'aigu correspondent davantage à l'esthétique du XIXe siècle qu'au modernisme de sa partition, mais le résultat n'en charme pas moins le public (la voix menace cependant de fatiguer et doit un peu se tendre pour ne pas se distendre dans les cimes).
À l'inverse, c'est dans l'esprit du chanté parlé que Margret se présente : Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (qui était la veille à Aix-en-Provence pour les Victoires de la Musique Classique et qui faisait partie de l'Académie de l'Opéra de Paris ces deux dernières saisons) propose néanmoins par la suite un chant très phrasé, à l'ambitus homogène, avec le contrôle d'un timbre arrondi et d'une projection mesurée.
Les deux ouvriers sont eux aussi confiés à des anciens de l'Académie. Mikhail Timoshenko impose son chant grave et phrasé très tonique et projeté avec grande agilité de phrasé et de lignes. Tobias Westman lance sa voix aux accents marquetés dans les aigus. Heinz Göhrig incarne le Fou halluciné mais avec une pleine maîtrise vocale du grave à l'aigu en voix de tête. Vincent Morell chante la partie d'un Soldat avec un phrasé lyrique placé. Luca Sannai est le soliste sortant du chœur, son ténor perçant la fosse tel un rayon laser.
Les Chœurs de l’Opéra national de Paris (préparés par Ching-Lien Wu) peuvent enfin se démasquer -pour la plupart- et leur projection sonore en tire pleinement profit. Leur placement rythmique est très affirmé, autant que le placement vocal y compris dans la sombre berceuse.
L'enfant de Wozzeck et Marie étant ici une poupée (à la Tim Burton), monté sur une béquille en guise de cheval de bois, la Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris sont placés en coulisses. Ces voix font toutefois entendre leur impeccable justesse et placement, hormis la voix de l'enfant seul dont les "Hop Hop" doivent normalement refermer la partition vocale entre candeur et tragique (et qui sont ici comme les petits pépiements d'un très lointain oiselet).
Susanna Mälkki confirme sa maîtrise et connaissance complètes de la partition, conduisant chaque épisode et chaque pupitre avec les indications de nuances, de couleurs et de caractères composant cette œuvre. L'Orchestre maison exprime ainsi les différentes émotions et les tempéraments de ce drame : passant de la fanfare, à l'horreur, à la berceuse, à l'élégie (rien que pour le pupitre des cuivres, par exemple).
Le public applaudit tout particulièrement cette cheffe, puis William Kentridge, durant des saluts très chaleureux adressés à l'ensemble des artistes, remarquant aussi le Tambour-Major venu saluer avec un brassard aux couleurs de l'Ukraine.