Les Abencérages de Cherubini au Müpa de Budapest avec le Palazzetto Bru Zane
Cette œuvre rare et cette soirée, c'est tout d’abord l’histoire continuée d’une collaboration entre différentes institutions musicales. Les Abencérages ou L'étendard de Grenade (sorte de Roméo et Juliette au XVe siècle espagnol) est un opéra du compositeur d’origine italienne Luigi Cherubini, sur un livret d’Étienne de Jouy, créé en 1813 à l'Opéra de Paris (Salle Montansier) devant Napoléon et son épouse. Avec la chute de l’Empire, l’œuvre est cependant vite oubliée, et la musique de Luigi Cherubini devient confidentielle. Ce concert prend donc un caractère tout à fait exceptionnel. Le Palazzetto Bru Zane, Centre de Musique Romantique Française se trouve comme à son habitude en amont et en aval de cet événement : ayant édité la partition, et réalisant un enregistrement de la captation. Le chef György Vashegyi, reconnu pour avoir impulsé un renouveau de la musique baroque en Hongrie (avec instruments d'époque), dirige pour l’occasion ses deux ensembles, vocal et instrumental.
Bâtiment inauguré en 2005 et dédié aux arts, le Béla Bartók National Concert Hall - Müpa Budapest reçoit ainsi, dans son écrin moderne, Les Abencérages en version de concert.
Le duo amoureux de l’opéra est interprété par Anaïs Constans et Edgaras Montvidas. La soprano, qui interprète Noraïme, offre pendant tout le concert sa voix douce et onctueuse, chaude, puissante et dynamique, qui lui permet à la fois de maîtriser les suraigus et les jeux d’intonation avec une aisance rare. Sa constance technique et mélodique se maintient tout au long du concert, d’autant plus qu’elle vise à la complicité musicale avec ses partenaires. Edgaras Montvidas incarne Almanzor, d'abord quelque peu discret, mais nourrissant bientôt sa grande subtilité d’intonation. L'intensité s'allie progressivement à l'aisance du ténor dans les aigus. La musicalité de sa prosodie sert le texte et ses directions dramaturgiques.
Le ténor (plus) léger d'Artavazd Sargsyan en Gonzalve lui permet d'agiles ornements, dont le timbre pincé rehausse le charme. Il se révèle en troubadour avec une interprétation joyeuse et subtile. Le duo formé avec la harpe est ici très harmonieux, avec des jeux d’imitation sonore (roulement des r, glissandi) très intéressants.
Le baryton Thomas Dolié offre au Vizir Alémar une interprétation moins homogène. Sa voix puissante et tenue déploie ses amplitudes mais son interprétation physique force le trait pour verser dans la caricature. Une version de concert peut profiter de saisissantes incarnations mais les grimaces ici excessives portent préjudice à son jeu, trop souvent uniforme physiquement (même, voire notamment, pour un rôle de traitre).
Concernant les personnages plus discrets, Kaled échoie au baryton Philippe-Nicolas Martin. Un petit peu contenu au début, il révèle un timbre rocailleux surprenant mais très seyant, avec une grande homogénéité dans sa qualité de son, ce qui met en avant l’originalité de son traitement du personnage. La basse Tomislav Lavoie est efficace et régulier en Alamir avec une qualité de vibrato faisant regretter que la partition ne donne pas plus de poids à son personnage. Le baryton-basse Douglas Williams (Abderam) est ce soir la surprise du chef : sa voix sombre et dense prend une véritable intensité, et chacun de ses passages est un moment hors du temps avec ses inspirations profondes. Dernier personnage masculin, Lóránt Najbauer en Octaïr/Héraut est assez discret, s'inscrivant dans le giron des autres voix sans se faire remarquer, mais avec efficacité. Ágnes Pintér, qui remplace la soprano Adriána Kalafszky pour le rôle d’Egilone, se montre timide et sa voix se perd souvent.
Le chœur se remarque par sa qualité d'ensemble, sachant soutenir et se distinguer en se saisissant de ses différents moments. Les sopranos sont particulièrement brillantes, avec leurs suraigus et projection. Les contraltos se révèlent ici avec des contrechants chauds et mélodieux, mais aussi puissants, associés à une diction rythmique et dynamique. De la même manière, les ténors proposent de nobles harmonies, d’autant plus dans les parties en dialogue avec les solistes masculins. Les basses du chœur manquent un peu de puissance et de projection dynamique.
Le chef György Vashegyi mène toute cette soirée d’une main de maître, en laissant à chacun l’opportunité de se distinguer (notamment la partie de violon solo, ou les interventions des bassons). Sa direction est solide et efficace, d'une manière très organique, guidant le son souple et harmonieux de son Orfeo Orchestra. Le public malheureusement encore trop peu nombreux en ces périodes troublées, applaudit cette soirée intense et exigeante, à l'issue de ces trois heures de musicalité.