Pelléas et une toute nouvelle Mélisande à l’Opéra de Montpellier
Les premiers mots de Golaud, Prince d’Allemonde, lorsqu'il apparaît sur scène, « Je ne pourrai plus sortir de cette forêt » dictent à Benjamin Lazar le décor unique de cette production. Cette forêt sombre, dans laquelle se perd cet homme à la recherche de lui-même et qui l’écrase, accompagne le spectateur tout le long de l’œuvre. Les ingénieux éclairages réalisés par Maël Iger et quelques déplacements d’accessoires font évoluer ce décor signé Adeline Caron en fonction des différentes scènes. Tout est déjà là, présent mais plus ou moins caché dans la végétation : sans que le regard ne s’en rende d’abord compte, un peu comme dans un rêve où tout se mêle, se révèle et se dessine progressivement. Débarrassé de changements de plateaux, le metteur en scène peut réaliser le souhait du compositeur en permettant à l’action de ne jamais s’arrêter (Debussy avait dû rallonger des parties instrumentales pour permettre des changements de décors en son temps). Le symbolisme du livret de Maeterlinck sollicite également et souvent intelligemment l’imagination du spectateur, invité à traverser cette forêt du regard pour rejoindre Yniold dans ses jeux d'enfant, ou Pelléas et Mélisande pour faire avec eux de la balançoire sur la branche d'un arbre (se substituant à la tour du livret mais expliquant bien pourquoi Golaud les traite d'enfants).
Bien que Maeterlinck et Debussy aient placé l'histoire dans une certaine atemporalité, Benjamin Lazar la situe dans "un passé reconnaissable", en l'occurrence les années 1970 avec ces costumes dessinés par Alain Blanchot. Comme pour les autres détails de la production, il ne s'agit pas de choix seulement esthétiques, mais d'une caractérisation globale des personnages : Pelléas est un adolescent modèle avec ses pull-overs rayés, tandis que son grand demi-frère Golaud, par sa veste de cuir au-dessus d’un maillot de corps, est un homme viril, colérique et parfois même violent (mais « brave homme tout de même » selon Debussy) parce qu’il refuse sa vulnérabilité sentimentale. Seules les servantes, toutes de noir vêtues, sont presque fantomatiques (et pourtant témoins discrets et bienveillants).
La distribution vocale se veut aussi au plus proche de la psychologie des personnages. Le choix assurément le plus audacieux de Benjamin Lazar, assisté d’Elizabeth Calleo, est celui de Mélisande. Debussy et Albert Carré avaient certes opté pour une jeune femme point trop habituée aux productions lyriques, mais le rôle est ici confié à la comédienne Judith Chemla. Si le monde lyrique ne lui est pas totalement étranger, elle fait néanmoins ce soir ses véritables débuts de chanteuse d’opéra. Telle la mystérieuse Mélisande, à la psychologie fragile et instable, sa voix peu -voire pas- timbrée détonne par rapport aux autres solistes. Son chant se fait souvent davantage déclamation mais surprend quant à la maîtrise des complexités de la partition. Le timbre diaphane et le vibrato ondulant dessinent toute la fragilité de Mélisande sans perdre en présence, ni le moindre mot de son texte. Celui-ci est limpide comme l’eau de « la fontaine des aveugles » dans laquelle Mélisande perd la bague offerte par Golaud, tandis que l'oreille se laisse charmer par la fraîcheur innocente de sa chanson de la tour.
Marc Mauillon revient dans cette mise en scène incarner avec aisance le jeune, délicat et même timide Pelléas. Sa voix brillante ou transparente phrase et projette impeccablement le texte, dans un jeu scénique aux allures simples et néanmoins très détaillées. Même lorsqu’il ne chante pas, son visage et son regard restent actifs pour exprimer tous les non-dits de son personnage, dont cette fascination d’abord cachée pour la mystérieuse, pâle mais si belle figure de Mélisande. Le spectateur se lie naturellement à ce Pelléas, jeune homme doux au charme involontaire et se voulant néanmoins maître de son destin, malheureusement empêché et fatal (ce que rappelle son intensité vocale et émotionnelle, dans la déclaration d’amour comme dans la mort).
Golaud est interprété avec l’assurance qui sied par Allen Boxer. Son timbre moelleux, sombre et parfois saisissant traverse la scène et la salle avec dynamisme et clarté de texte, tout en imposant la psychologie de son personnage, brave et pourtant incertain. La présence d'Arkel, faite d'autorité et de sagesse (même si elle est aveugle) est portée entre lumière et pénombre par le timbre profond de Vincent Le Texier. Son large vibrato (volontaire) dépeint la fragilité de ce vieux Roi d’Allemonde dont même la bonté est écoutée avec crainte. Elodie Méchain prête au personnage de Geneviève le velouté de ses médiums et de ses graves pour une touchante lecture de la lettre. Le tout jeune Yniold est interprété avec conviction par Julie Mathevet, dont la fine voix traduit tout à fait l'innocence enfantine (même dans le grave de sa tessiture). Enfin, Laurent Sérou (n’ayant que quelques lignes comme berger et médecin) pâtit un peu de l'échange avec Arkel, sa projection semblant alors un peu pâle. Il réussit néanmoins à faire entendre son timbre profond et affermi.
Sous la direction sûre, ample et souple de Kirill Karabits, actif et vigilant quant aux équilibres, l’Orchestre national Montpellier Occitanie (et le chœur en quelques notes) offre une pâte souvent onctueuse. La recherche d'équilibre entre l'alacrité et les contours vaporeux de cette partition (mélange subtil dont les effets d’orchestration nécessitent une minutie toute particulière) entraîne quelques anticipations, notamment d'un violon préparant ses notes, mais l’homogénéité de l’ensemble demeure et s'affirme.
Le public montpelliérain, en applaudissant chaleureusement le chef et tous les artistes de cette production, ne cache pas son émerveillement devant cette œuvre enchanteresse.