Iphigénie en Aulide à Bayreuth
Après le mois d’août wagnérien, la rentrée à Bayreuth est désormais, comme de tradition également, Baroque. Depuis la création du festival en 2020, son directeur artistique Max Emanuel Cenčić a défini sa conception comme un événement dédié à l’opera seria du XVIIIe siècle, principalement italien. Les œuvres privilégiées sont les joyaux oubliés et disparus du grand répertoire, et qui mettent en avant principalement les rôles des castrats (attribués aujourd’hui aux voix de contre-ténors et sopranistes).
Cette nouvelle initiative permet ainsi aux spectateurs d'admirer les nouvelles stars du monde lyrique (Bruno de Sá entre autres et son registre unique), mais il a lancé avant tout le renouveau de Nicola Porpora, le grand maître napolitain et compositeur des illustres castrats Senesino et Farinelli. Après Charles le Chauve (Carlo il Calvo) et Polifemo en version concertante, il présente Iphigénie en Aulide, œuvre créée à Londres en 1735 justement avec le fameux duo de castrats susnommé. Cette entreprise s’avère d’autant plus fructueuse sachant que ce compositeur connaît un grand retour sur les scènes européennes, son Polifemo ayant été créé en France il y a quelques mois, d’autres représentations étant prévues à Lille et à Versailles d'ici à la fin de cette année.
Comme pour toutes les éditions écoulées, Max Emanuel Cenčić assure la mise en scène de ce titre qu’il a choisi lui-même. La présente lecture scénique semble être la plus osée de toutes, avec un mélange de tradition (costumes) et de modernité (dans les décors emplis de symbolisme, jusqu’à l’abstraction). Giorgina Germanou, chargée des décors et des costumes, place les acteurs dans l'univers de Diane. Les parois triangulaires mouvantes affichent trois faces : pierres et minéraux blancs, métal rouillé et enfin le tableau du Sacrifice d’Iphigénie du peintre français Charles André van Loo.
Ces composantes se combinent parfois entre elles en amplifiant un effet quelque peu onirique, souvent avec une toile de fond changeant de couleur selon l’ambiance de la scène (lumières de Romain de Lagarde).
Tous ces choix ne servent pas souvent la clarté des idées dramaturgiques. Si les arbres nus, sans racines et en forme de cors de cerf pourraient faire allusion aux deux personnages ici dédoublés, Iphigénie et Diane, les fœtus adultes suspendus et encadrés représentent le paroxysme de ce symbolisme dont le sens échappe visiblement aux spectateurs. La lecture des costumes est visuellement nette, chaque groupe étant divisé en catégories : guerriers féroces et virils maquillés et tatoués, dénudés et en accessoires de cuir (peut-être en peau de cerf), Calchas en rouge, Iphigénie en blanc virginal et Diane en noir, Agamemnon portant la chappe royale. Quelques choix rehaussent l’aspect spectaculaire de la mise en scène : l’entrée somptueuse de la figure divine de Diane ou encore la querelle violente entre Calchas et Achille sur la conception de la religion.
Nouvelle membre de l'ensemble du Semperoper de Dresde, la soprano allemande Jasmin Delfs campe le rôle-titre d’Iphigénie avec une voix juvénile et fraîche, douce et immaculée dans l’intonation. Son costume en Diane magicienne baigne d'une noirceur absolue avec un masque aux cors de cerf, contrastant d'autant plus avec le double d'Iphigénie, muette (l'actrice Marina Diakoumakou), tout de blanc vêtue (allusion probable au destin sacrificiel qu’elle subit contre son gré). L'immobilité scénique de Jasmin Delfs lui permet de s’épanouir pleinement par sa musicalité, notamment dans le phrasé secondé d’une projection droite, lisse et sonore, qui emplit facilement tout l’espace de ce théâtre boisé d'exception.
Annoncé souffrant, Max Emanuel Cenčić incarne le roi Agamemnon d’une voix mature et charnue, techniquement très solide mais qui fait effectivement ressentir une légère fatigue. Le timbre noirci a des aigus stables, mais qui perdent en saveur et tendent de plus en plus vers le fausset. Les mélismes sont parcourus sans entraves, avec une bonne longueur de souffle et une prononciation minutieusement préparée. L’émission n’est pas toujours à son apogée, mais l’expression ne perd pas ses couleurs et il manifeste une vaste largeur de gamme qui s’affirme notamment dans les graves.
Après le rôle-titre pour Alessandro nell’Indie en 2022, le contre-ténor Maayan Licht revient sur les planches de l’Opéra des Margraves, cette fois en héros Achille. Dès la première note, il souffle le feu chantant avec une immense agilité dans les passages vocalisants. Ses airs longs, très variés, ornementés, et ses lamentations nuancées émerveillent le public, le tout soutenu par le jeu énergique d’un guerrier qui défend ses idées fermement.
Riccardo Novaro chante le prêtre Calchas de son appareil étoffé et vibré. La prononciation récitative est irrégulière, avant de passer vers l'italien chanté, bien assuré et plus naturel. Le médium est fort et dégagé, rond et chaleureux, quoique l’assise s’avère mince.
Mary-Ellen Nesi en Clytemnestre présente les mêmes soucis de prosodie, l’accentuation manquant d'équilibre au début de la soirée avant de se consolider par la suite (évoluant aussi dans l’expression et le volume). Les aigus sont vigoureux, tandis que sa bonne dextérité vocale lui permet de suivre la cadence rapide de l’orchestre.
Le contre-ténor soprano Nicolò Balducci endosse le rôle d'Ulysse avec son timbre blanc et lumineux, la justesse étant en place dans les cimes, notamment les suraigus qu’il attaque avec grande facilité et adresse. Il impressionne par ses prouesses techniques et sa précision millimétrique, même si la résonnance tend à s’amenuiser face au tutti et en pleine puissance.
Les Talens Lyriques, orchestre en résidence du Festival pour cette édition, sont dirigés par Christophe Rousset avec assurance. Il maintient un irréprochable équilibre entre la fosse et le plateau. Les cordes sont pétries de lyrisme, mais aussi de drame et de virtuosité, le tout en parfaite coordination entre les sections. Les trompettes et timbales insufflent la résonance solennelle dans les scènes de Clytemnestre et de Diane, tandis que les hautbois et les flûtes se démarquent par un jeu suave et mélodieux. Cette partition rétablie par le musicologue et compositeur Dragan Karolic, est comme souvent enrichie d’une orchestration innovante, parfois rajoutant des effets sonores bien baroques (vents, orages, sifflements et cors) qui sont au service du spectacle.
Le public exalté acclame bruyamment les artistes au tomber du rideau, le chef, les solistes et l'équipe de mise en scène sont unanimement applaudis.
Profitez gratuitement de la vidéo intégrale de ce spectacle (et retrouvez également en suivant ce lien les vidéos intégrales des récitals de Sandrine Piau et Les Talens Lyriques de Christophe Rousset, ainsi que de Núria Rial et Fahmi Alqhai).