Charles le Chauve pour la renaissance du baroque à Bayreuth
Richard Wagner est devenu emblématique voire synonyme de Bayreuth, grâce à son Festival estival qui attire des milliers de spectateurs venus de tous les méridiens de la planète. Son omniprésence dans la ville s'avère plus que palpable à travers les statues et plaques commémoratives, musées, noms de rue et de commerces, ainsi que les divers produits publicitaires qui s'emparent de son image. Or, avant qu'il ne fasse de cette localité l'épicentre d'un véritable culte, Bayreuth fut pendant longtemps emblématique d'une autre personnalité : la margravine Wilhelmine de Bayreuth et de Brandebourg (Princesse de Prusse née en 1709), compositrice et sœur du Roi Prusse Frédéric le Grand. Plusieurs sites qui façonnent l'image de la ville encore de nos jours, furent érigés à son initiative ou en son honneur : le château Fantaisie et ses beaux jardins, l'Ermitage - résidence estivale, mais aussi l'étincelant Opéra des Margraves. Ce théâtre entièrement boisé et unique au monde (inscrit sur la liste du patrimoine de l'UNESCO), qui sut préserver son image authentique du XVIIIe siècle, est désormais le foyer d'une nouvelle fête en musique qui renoue avec son passé margravial.
Une fois les festivités wagnériennes terminées, Bayreuth fait sa nouvelle rentrée culturelle en retournant à ses sources musicales avec un nouveau Festival baroque. Cependant, si cet événement n'est pas le premier de la sorte dans sa riche histoire, sa spécificité repose dans le genre choisi : l'opera seria. Cette deuxième édition reprend une partie du programme de l'année précédente (touchée durement par la pandémie), notamment Carlo il Calvo (Charles le Chauve) de Nicola Porpora. Ce compositeur napolitain et fameux professeur de chant, entre autres du célèbre castrat Farinelli (les séquences du film oscarisé Farinelli furent filmées justement à l'Opéra des Margraves), est mis à l'honneur cette année avec un autre opéra à l'affiche, Polifemo (en version de concert).
Cette production de Carlo il Calvo repose à plusieurs titres sur la figure de Max Emanuel Cenčić, celui-ci se présentant à travers plusieurs fonctions : en sa qualité d'intendant du festival, en tant que metteur en scène et comme chanteur (contre-ténor), producteur du spectacle et même agent de plusieurs chanteurs participant à la production. Cet ouvrage traite d'une discorde familiale romaine autour du pouvoir hérité, suite à la mort de Louis le Pieux (fils de Charlemagne). Cenčić a déplacé l'action vers le Cuba des années 1920, avec un décor et des costumes rappelant les films muets hollywoodiens. Il parvient à obtenir un dynamisme scénique qui s'appuie sur une partition parfois extrêmement répétitive (avec les arias da capo : répétées et ornées), tout en lui injectant une portion d'humour dosée et équilibrée. De surcroît, il dirige les acteurs de telle façon que leur mouvement sur scène suit souvent le rythme de la musique, mettant ainsi en cohérence la fosse et le plateau. Les sections bien rythmées invitent ainsi à la danse, au grand bonheur du public. Le spectacle met en avant la décadence humaine à travers les intrigues et machinations de personnages avides d'argent et de pouvoir, dans une structure encadrée par une même scène de banquet au début et à la fin, marquée par le rire diabolique d'une femme âgée et handicapée. Cette image renvoie aux rapports complexes au sein de toutes familles, partagés entre l'amour et les discordes.
Max Emanuel Cenčić mène une distribution étoilée en incarnant le personnage rusé et machiavélique de Lottario. Il représente le chef d'une mafia, sa posture autoritaire avec son iconique cigare rappelant Marlon Brando en Don Corleone (du film Le Parrain). Sa technique irréprochable, sa voix mûre, comme l'est le caractère qu'il joue, apportent une couleur ténébreuse à sa haute tessiture. Appuyé sur sa canne, il parcourt les vocalises avec légèreté et assurance, la justesse étant sans failles et l'expressivité accomplie.
Son homologue, le contre-ténor Franco Fagioli est très énergique et appliqué dans son jeu d'acteur. Sa voix juvénile s'aligne avec le personnage du jeune et naïf Adalgiso, fils de Lottario. Il arpente la totalité de la scène comme de sa gamme vocale, virtuose et volatile dans les passages qui touchent les deux extrémités de sa ligne. Quoique sa partie soit difficile, la constance n'est jamais menacée. Son duo d'amour avec Julia Lezhneva (Gildippe) est empreint d'une douceur et musicalité totales.
La soprano russe dégage tout au long de la soirée une sonorité tendre de rossignol, mais avec une robuste et longue projection. Sa voix est même un peu plus charnue que ses homologues, avec une intonation inébranlable et sa prononciation éloquente est soignée. Elle prend beaucoup de plaisir à danser et chanter au rythme du charleston qui referme le troisième acte.
Soprano française, Suzanne Jerosme joue Giuditta, la mère de Carlo que Lottario veut assassiner pour s'emparer du trône. Elle traduit avec conviction les sentiments d'une mère tourmentée et inquiète pour le destin de son enfant. Sa partie n'étant pas moins exigeante, elle est très expressive et élastique vocalement, avec des attaques bien précises. Ses vocalises étincellent comme un feu d'artifice, exploité dans le registre aigu. L'émission sonore est dosée, quoiqu'elle n'arrive pas toujours à dépasser entièrement l'orchestre.
Bruno De Sá est un sopraniste à la voix tellement aiguë que sa tessiture et son timbre correspondent naturellement à la voix féminine de soprano ou de mezzo. Son chant s'approche beaucoup de ce que furent les castrats d'autrefois. Sa souplesse est exemplaire, tout comme la précision crystalline, avec laquelle il double la ligne mélodique du violon.
Nian Wang en Eduige affiche son amour envers ce Berardo dans plusieurs airs touchants et musicalement élaborés. Les notes sont en place rythmiquement et dans une bonne entente avec l'orchestre. Le timbre ressort plutôt assombri, mais il s'éclaire lorsque la voix s'attaque aux passages mélismatiques dans les cimes.
Enfin, le ténor tchèque Petr Nekoranec joue un Asprando (amant de Lottario) malin et malhonnête. Sa voix vibrée et tremblante manque de souplesse et de puissance mais son mouvement scénique est assez agile : il bouge comme pour du break-dance. Le jeu et le chant déclinent vers la fin de la soirée, la fatigue ralentissant probablement sa voix qui reste en décalage avec l'ensemble.
L'Orchestre Armonia Atenea dirigé par le claveciniste George Petrou s'implique pleinement dans sa mission. Les dérapages rythmiques entre la fosse et la scène sont mineurs, l'ensemble s'avère en juste cohésion. Les instrumentistes apportent beaucoup d'énergie aux chanteurs, surtout dans les airs enthousiastes et dansants. Le Chœur du Festival baroque de Bayreuth referme solennellement l'opéra par un air hymnique, coloré d'optimisme qui véhicule un message important : que la vertu emporte.
À l'issue de la représentation, fortement acclamée et applaudie par le public présent, Max Emanuel Cenčić reçoit le prix de la critique allemande pour l'œuvre de sa vie, et pour ces accomplissements atteints en exerçant de multiples rôles dans le monde lyrique.