De Londres à Cinecittà, création française du Polifemo de Porpora à Strasbourg
Récemment donné en version de concert ici et là en Europe, Polifemo de Porpora n’avait jamais été entendu dans son intégralité en France. Et encore moins mis en scène. Voilà qui est chose faite aujourd’hui, grâce à l’Opéra National du Rhin en coproduction avec l’Opéra de Lille. L’ouvrage, autrefois créé à Londres lors de la saison 1734-1735, était l’un des plus beaux fleurons de l’Opéra dit de la Noblesse (« Nobility Opera »), cette compagnie rivale de celle de Haendel qui, pour s’opposer au grand compositeur né en Allemagne, avait vu le jour en 1733. La compagnie gérée par Haendel venait d’être désertée par les meilleurs chanteurs du compositeur, attirés par les cachets mirobolants offerts par cette nouvelle institution créée sous l’égide de Prince de Galles Frederick, en opposition ouverte à son père le roi George II. Francesca Cuzzoni, Francesco Bernardi dit « Il Senesino », Francesca Bertolli et Antonio Montagnana – tous créateurs de rôles de Polifemo – avaient ainsi rejoint Farinelli, star incontestée de l’Opéra de la Noblesse depuis son arrivée à Londres en 1734.
De manière à satisfaire et à accommoder toutes ces grandes vedettes du chant italien, extrêmement populaires à Londres, le librettiste Paolo Antonio Rolli, en résidence lui aussi dans la capitale anglaise, était parvenu à concocter un habile livret mêlant les deux histoires qui font intervenir, dans diverses sources mythologiques, le célèbre cyclope Polyphème. Celle racontée dans L'Odyssée d’Homère, tout d’abord, dans laquelle Ulysse et ses compagnons réussissent à s'échapper de l’antre de Polyphème en crevant l’œil unique du monstre et en se mêlant à son troupeau de brebis. Celle, ensuite, tirée des Métamorphoses d'Ovide, plusieurs fois mise en musique par Haendel – la serenata Aci, Galatea e Polifemo, le masque Acis and Galatea –, qui dépeint les amours du berger Acis et de la nymphe Galatée. Dans cette histoire Polyphème, fou de jalousie, finit par tuer le jeune berger lequel, transformé en rivière suite aux supplications de Galatée, acquiert en fin d’ouvrage l’immortalité qui lui faisait défaut au début de l’intrigue.
À noter que les deux fils narratifs ne se croisent quasiment jamais dans la conception originale de l’œuvre de Porpora, à l’exception de la scène finale et du début de l’ouvrage lorsque Ulysse et ses compagnons, fraîchement débarqués de leur périple, sont sympathiquement accueillis par Acis. Ce dernier les met en garde contre la présence écrasante du monstre, le seul des six personnages à intervenir directement dans les deux intrigues. L’histoire n°1 se voit quelque peu compliquée par l’adjonction du personnage de la nymphe Calypso laquelle, amoureuse d'Ulysse, l’aide à organiser sa fuite tout en orchestrant déjà sa future capture…
De manière à organiser et mettre en cohérence ces deux récits, le metteur en scène Bruno Ravella a eu l’idée de transposer la double histoire à Rome dans les studios de Cinecittà dans les années 50 (décors et costumes d'Annemarie Woods). Les chanteurs de l’opéra, auxquels se joignent une demi-douzaine de figurants, incarnent ainsi différents personnages de la production chargée de réaliser un peplum intitulé Polifemo. Metteur en scène, régisseuse, acteurs, vedettes, machinistes, etc., occupent ainsi le plateau, le cadre de l’opéra étant quant à lui est constitué de divers éléments de décor devant servir pour le peplum, de praticables, de projecteurs, de caméras, de meubles divers,...
Dans cet espace ouvert, peu favorable à l’acoustique et à la projection des voix, évoluent les personnages au gré de la double intrigue. Ceux de l’intrigue centrée sur Ulysse sont ainsi montrés dans les scènes ostensiblement filmées par l’équipe de production, la mise en abyme ainsi proposée mettant en exergue des parallèles assez exquis entre deux genres artistiques artificiels entre tous, tous deux régis par une série de codes et de conventions : l’opera seria du dix-huitième siècle d’un côté, le peplum hollywoodien des années 1950 de l’autre. L’impressionnante affiche qui constitue le rideau de scène en début et en fin d’ouvrage illustre idéalement ce fascinant parallèle.
Pour le reste, gestes exacerbés, attitudes figées, comportements outranciers, costumes invraisemblables, couleurs criardes, décors en toiles peintes ou carton-pâte sont tous autant d’ingrédients d’un genre cinématographique particulièrement codifié, comme ils l’étaient autrefois pour le genre opératique qui avait charmé toute l’Europe au Siècle des Lumières. Un deuxième niveau de lecture, associé à la deuxième intrigue, montre les déboires sentimentaux de certains personnages du plateau, en l’occurrence ceux du modeste peintre Acis, follement amouraché d’une des actrices de la production, qui finit par tomber sous le charme quelque peu niais et simplet du sympathique jouvenceau. Astucieuse manière de suggérer, avec l’arrivée de la thématique de l’appartenance sociale, la question chez Ovide de l’immortalité de la nymphe séduite par un simple mortel.
À cette relation vue comme "contre-nature" s’oppose le metteur en scène du film, également l’interprète de Polyphème dans la production filmée, montré sous les traits d’un ignoble harceleur qui, insatisfait dans son rôle de prédateur sexuel, ira jusqu’à susciter le meurtre d’Acis, qu’il fera écraser par un projecteur tombé des cintres. Cette double lecture assure au spectacle un déroulement fluide et sans lenteur, offrant à côté de pages musicales réellement émouvantes de par leur profondeur et leur sincérité des moments d’une grande drôlerie et d’une crédibilité marquante. Difficile cela étant, dans ce contexte, d'aborder la question de l’accès d’Acis à l’immortalité et de lui donner un sens dans le cadre de la transposition (mais à ce stade de l’ouvrage, au terme de près de trois heures d’acrobaties vocales et musicales, le public n’est sans doute plus vraiment censé se poser ce genre de questions).
Emporté par quelques personnalités hors du commun, le plateau est d’une relative homogénéité. Delphine Galou propose toutefois un mezzo-soprano plutôt terni dans le rôle de Calypso dont elle possède en revanche l’abatage scénique et la prestance physique. Dans le rôle secondaire de Nerea, Alysia Hanshaw (de l'Opéra Studio maison) fait valoir un soprano clair et joliment timbré donnant envie de l’entendre ultérieurement dans des parties plus développées. Annoncé souffrant, le Polifemo de José Coca Loza livre dans l’ensemble une prestation vocale de bonne tenue, même si le timbre pourrait être plus noir et plus menaçant pour un tel personnage. Il est en tout cas aidé lorsque sa voix est, parfois, artificiellement amplifiée par des micros (suggérant le caractère gigantesque et monstrueux du personnage, dans un effet cinématographique), jouant sur les volumes de voix tout comme la scénographie permet d’introduire une variable d’échelle sur la taille de certains éléments de décor ou bien des différents personnages (tantôt présentés comme des lilliputiens ou comme des géants). Révélation récente dans son pays d’origine, fortement soutenue par Dame Kiri Te Kanawa, la Néo-zélandaise Madison Nonoa dispose de belles aptitudes à la vocalise, d'un aigu lumineux et d’un sens du legato qui font de l’air de Galatea « Smanie d’affanno » un des grands moments de la soirée.
Les deux héros du jour n’en sont pas moins les deux contreténors de la distribution. Dans le rôle d’Ulysse autrefois conçu pour Senesino, Paul-Antoine Bénos-Djian, inénarrable sous ses biscoteaux en silicone, déploie un instrument chaud, vaillant et richement timbré, admirablement coloré dans le « Fortunate pecorelle », à la vocalise rapide et alerte dans les airs de virtuosité.
À Franco Fagioli échoit le rôle d'Acis écrit autrefois pour Farinelli. Si le contreténor argentin peine en début de soirée à lutter contre une certaine acidité de timbre, sans doute due à la difficulté à projeter son instrument dans le vaste espace scénique, il trouve rapidement ses marques et livre une prestation chaleureusement saluée par le public. L'époustouflant dans ses airs de bravoure, il fait une fois encore une démonstration d’agilité et d’acrobaties vocales tout en réservant une superlative messa di voce (conduite de voix sur un même souffle) et des aigus planants dans les reprises ou dans les airs plus lents (le fameux « Alto Giove », notamment). Le spectateur note également son véritable investissement scénique qui lui permet de composer un personnage à la fois léger et rêveur, fait tout de charme et de fantaisie.
Retrouvez notre interview de Franco Fagioli
À la tête de son Concert d'Astrée, Emmanuelle Haïm, dynamise à la fois l’ensemble instrumental et le plateau. Moins riche et variée que l’écriture orchestrale de Haendel, la musique de Porpora reste d’une belle facture mélodique et c’est tout à l’honneur de la cheffe que de savoir en révéler la fraîcheur et la délicatesse. Le mélomane pourra évidemment regretter un certain nombre de coupures, largement compensées par le parti pris de la mise en scène qui aura su donner une cohérence au spectacle. Comme cela se pratique de plus ou plus souvent sur nos scènes et dans nos salles de concert, l’entracte intervient au milieu du deuxième acte, ce qui permet à Fagioli de faire son triomphe à l’issue d’un des rares tubes de l’opéra, l’aria « Nell'attendere il mio bene » déjà enregistré, outre par Fagioli lui-même, par Bartoli, Jaroussky et d’autres encore.
En définitive, la soirée enthousiasme l'assistance, autant pour l’exceptionnelle qualité de certains interprètes que pour l’originalité et la cohérence de la mise en scène.