Traviata made in Massilia : Viva Violetta !
La lecture de Renée Auphan (se) présente sans ampoule ni emphase, attentive à la place laissée et au dialogue avec la musique et le jeu d'acteur. Tout renvoie avec naturel à la sociabilité mondaine de l’époque, depuis l’escalier de cérémonie, en fond de scène, jusqu’à la dernière alcôve de Violetta et à travers tous les échanges et interactions entre les personnages. La fête carnavalesque chez Flora assume le défilé pittoresque prévu des gitanes et matadors madrilènes, sans tomber dans le mauvais genre. Les hommes s’éloignent et s’approchent de Violetta selon un juste ballet de corps suggéré par la partition, notamment lors de son agonie.
Les décors, cossus ou dépouillés, de Christine Marest, habillent un même cadre général -salon, salle de bal, chambre,...- selon une perspective légèrement oblique, avec sa cheminée côté cour et ses amples persiennes en mur de fond : monde clos de Violetta. Les tapisseries, rideaux et boiseries habillent le plateau et comme les personnages, comme un ample manteau Second Empire, aux couleurs crépusculaires. Les costumes de Katia Duflot, ont une somptuosité Napoléon III chez les dames (voilages et broderies), un tombé militaire chez les hommes (complets noirs, sous toutes ses formes). Violetta reçoit une robe nouvelle à chaque tableau, déclinant toutes les nuances claires et ourlées d’un pétale de camélia. Les lumières de Roberto Venturi ajoutent au dispositif scénique leur aura, leurs touches diversement nacrées, leurs effets de profondeur derrière d’amples fenêtres : monde des vivants interdit à Violetta et qui semble la narguer.
Dans le rôle-titre, la soprano Ruth Iniesta monte les échelles expressives et vocales, d’acte en acte, jusqu’à rendre crédibles ses prouesses quasi colorature de mourante, après le lyrisme de l’amour et le dramatisme du sacrifice. Depuis sa voix d’outre-monde et de linceul, elle emporte dans un souffle, son Alfredo, qui, perdu et éperdu, s’adapte et répond vaillamment à son énergie tragique.
La Flora de Laurence Janot distille son mezzo liqueur de prune, avec de petites gorgées suggestives, même si le rôle s’arrête aux seules notes de tête (tandis que ses bas-jarretières s’échappent prestement de ses jupons). Svetlana Lifar est une Annina rassurante, enveloppante, mettant au service de Violetta, dans ses quelques notes, la chaleur ouatée de son instrument vanillé, de son édredon moelleux et léger.
Le plateau masculin, est, comme le veut la tradition et la partition (et la double prestation ici proposée) centré sur le duo père-fils. Le ténor Julien Dran, en Alfredo puise dans son instrument, ancré vers des graves corsés, de quoi bâtir un personnage de plus en plus complet, d’acte en acte, vocalement et dramatiquement. Pantin désarticulé dans les bras puissants de son père, ou bien amoureux aux genoux de Violetta, il allie vigueur et émotion par la projection et la diction de mélodrame.
Germont est ici un "père" au sens filial et clérical du terme. Le baryton Jérôme Boutillier en impose la double autorité, également physique et vocale (non sans assumer une forme de condescendance envers sa descendance). Son timbre pourrait de fait se faire plus sombre encore, mais celui qu'il sculpte, de bois brûlé mêlé de terre glaise, permet à la voix longue d’être homogène, avec un aplomb indéboulonnable de statue.
Le ténor Carl Ghazarossian confère à Gastone une voix et une présence doucereuses, presque inquiétante, de l’intermédiaire par lequel le drame mondain arrive. Son legato enrobe ses parties vocales, comme l’amande au cœur d’une dragée. Le Marquis du baryton Frédéric Cornille s’étire en élégance et légèreté lors de ses brèves apparitions, parfait mondain à la voix polie, dans tous les sens du terme et dans ses hommages empressés. Jean-Marie Delpas est un Baron Douphol d’opérette, dans ce que le genre a de plus délicieux et dans une frontière entre chanter et parler (et tragédien grondant). Le Docteur du baryton-basse Yuri Kissin se situe bien à part, de sa voix homogène, profonde et pénétrante. Le serviteur Tomasz Hajok se fait bien nerveux et empressé, autant que le commissionnaire Norbert Dol et le Giuseppe de Jean-Vital Petit, fin prêts à délivrer leurs fugaces apparitions.
La direction de Clelia Cafiero fait partir et rouler le grand véhicule verdien, tout en rondeur et en générosité. Les gestes sont amples et respirent le bel canto, depuis le nadir de la fosse jusqu’au zénith de la scène. Les tempi déterminés par la richesse de la partition secrètent un fil émotionnel, profond et immédiat permettant à l’auditeur d’entrer dans le drame, et sa nostalgie. Le dessin des lignes entre solistes, chœur et fosse, est lisible, la baguette devenant un pinceau de calligraphe, fuyant toute intention décorative, y compris lors des crescendi épidermiques. La phalange marseillaise répond de bonne grâce et de belle entente à sa cheffe, les forces collectives sachant se mettre au service des lignes d'ensemble et des solistes.
Les Chœurs de l’Opéra assument leur quadruple sollicitation : dans l'intensité du son Verdien ou en chœur lointain de coulisses, répartis en attroupements crédibles sur scène ou interagissant avec les personnages. Vifs et précis, leur synchronie est pleinement atteinte avec l’avancée de l’action.
Le public, qui retient son souffle jusqu’à la mort de Violetta, décoche de puissants témoignages d’admiration et de reconnaissance, aux artistes, notamment aux duos Alfredo-Germont et plus encore Violetta-maestra.