Tristan et Isolde à Rouen, de la pénombre à la lumière
« Que la nuit dure toujours », tel-est le sous-titre donné par Philippe Grandrieux au spectacle qu’il propose pour sa première mise en scène lyrique. Et en effet, cette production, donnée l’an dernier à l’Opéra Ballet de Flandre, surprend par son abstraction et son recours systématique à la vidéo sur la presque totalité des trois actes. Les images s’inscrivent sur un tulle assez opaque situé à l’avant-scène tandis que les chanteurs évoluent dans une pénombre permanente, quelquefois tout juste transpercée par les faibles reflets des images. À aucun moment, les visages des interprètes ne sont perceptibles ou même discernables. Les vidéos, élaborées comme l’ensemble des autres aspects scéniques par Philippe Grandrieux en dehors des costumes d’An D’Huys que le public ne découvre réellement qu’aux saluts, alternent des images de forêt ou de fleurs (2ème acte), mais surtout d’une jeune femme totalement nue en gros plans. Suivant le rythme de la musique de Wagner et son érotisme sous-jacent, elle semble se débattre, se dédoubler, criant toute sa douleur et se déformer jusqu’à exposer au spectateur toute son intimité. Elle disparaît à la mort d’Isolde, alors que tous les protagonistes gisent morts sur la scène. Tout élément concret renvoyant au symbolisme de cette pièce a disparu dans le cadre de cette option radicale : pas d’échanges autour du philtre d’amour, aucune apparition d’épées ou de vision de meurtre. Tout est suggéré dans une sorte de lointain qui déconcerte visiblement le spectateur (sachant que Philippe Grandrieux a donné par ailleurs un titre spécifique à chaque acte : colère, désir, mélancolie). De même, il a souhaité ne pas utiliser de surtitres, laissant à l'auditeur le soin de pleinement s’imprégner de l’histoire et de ses déroulés. Malheureusement, une partie du public aura quitté le théâtre lors des entractes alors même que cette proposition exigeante trouvait sa plus juste expression au dernier acte.
La lumière radieuse émane de fait de l’interprétation vocale et musicale, fort excitante. Loïc Lachenal, Directeur de l’Opéra de Rouen Normandie, est parvenu à réunir une distribution vocale de très haut niveau et pleinement adaptée aux réelles exigences du répertoire wagnérien. Déjà présente à Anvers et à Gand en 2023, la soprano d’origine argentine Carla Filipcic Holm offre un portrait complet d’Isolde d’une voix qui se projette sans effort, avec majesté, solide sur toute la durée, pleine et d’une grande étendue, aux aigus fulgurants mais aussi aux piani assumés. Elle trouve à ses côtés un Tristan modèle, en la personne du ténor suédois Daniel Johansson. La voix sonne claire et percutante, ne révélant aucun signe de fatigue. Elle surprend même (au regard des exigences de cette partition) par sa pleine et vive santé ainsi et constamment assurée et assumée, livrant un troisième acte déchirant, pleinement maîtrisé. Aucune outrance dans ce chant de qualité et plus que prometteur pour de futurs rôles wagnériens (Siegfried notamment). Avec de tels interprètes, l’incomparable duo d’amour du 2ème acte se révèle comme le moment le plus magique de cette représentation.
Se situant à ce même niveau d’excellence, l’américaine Sasha Cooke installe également toute sa maîtrise en Brangäne. Cette voix de mezzo-soprano aux accents mordorés, assez claire de timbre cependant, se déploie en équivalence de celle d’Isolde au 1er acte avant de livrer ensuite des appels idéalement soutenus et troublants d’expressivité. Elle retrouvera d'ailleurs le rôle cet été pour le 2ème Acte de cet opéra, au Festival de Baden-Baden auprès de Camilla Nylund et Jonas Kaufmann.
Pour son premier rôle wagnérien, la jeune basse danoise Nicolai Elsberg se montre pleinement à la hauteur de la tâche dans son incarnation du Roi Marke. La voix s’épanche avec art et facilité, large et puissante, et dotée de graves profonds qui ravissent l’oreille. Cody Quattlebaum donne toute sa mesure dans le rôle de Kurwenal, sa voix de baryton un peu plus abrupte correspondant bien à ce personnage un peu rude. Le ténor Lancelot Lamotte donne beaucoup de relief à Melot, la voix sonne lumineuse et bien présente. Le ténor Oliver Johnston incarne avec musicalité et intensité un berger et le jeune marin, tandis que le baryton Ronan Airault fait vaillamment résonner la voix du timonier.
Dès les premières mesures émises par l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie et l’Orchestre Régional de Normandie venu le compléter, le chef Ben Glassberg affirme ses orientations musicales et ses choix. Vive et dynamique, toujours parfaitement soutenue, sa direction impulse un vif sentiment poétique constant à sa direction sans pour autant négliger les extrêmes de cette musique qui enveloppe par sa puissance d’évocation et sa part d’absolu. Toute la fin du 1er acte avec le magnifique Chœur masculin accentus et les cuivres hors scène installés dans les hauteurs de la salle ne peuvent que soulever l’auditeur par leur puissance et leur pleine harmonie. Comme pour les représentations belges, une longue trompette à pavillon en bois, spécifiquement fabriquée pour l’occasion et comme le voulait Richard Wagner, complète l’effectif orchestral.
Le public rouennais salue avec frénésie l’ensemble des interprètes, tandis que Philippe Grandrieux reçoit pour sa part un accueil plus mitigé.