Boris Godounov à Avignon : dorures scéniques, dorures musicales
Cocréée avec le prestigieux Opéra de Monte-Carlo où elle fut donnée en 2021, la production de Boris Godounov par Jean-Romain Vesperini mise avant tout sur l’efficacité dramatique sans négliger l’esthétique visuelle du spectacle. Sans entracte et tenant en haleine le public sur les deux heures de spectacle, c’est donc la version originelle la plus resserrée qui a été choisie. Elle est même légèrement abrégée et conserve certaines coupes des versions ultérieures comme la leçon de géographie absente du spectacle. Quelques erreurs sont d’ailleurs à noter dans le livret de salle qui évoque l’acte polonais et le personnage de Marina Mnichek qui n’existent pas dans cette version tout comme le couronnement de l’imposteur aussi mentionné. Cette version est la plus psychologique et la plus centrée sur le personnage principal, ce qui est parfaitement intégré tant par la mise en scène que les interprètes.
Le décor de Bruno de Lavenère, conçu sur deux niveaux pour la plupart des tableaux, acte la séparation entre le peuple en bas et le tsar et les élites en haut qui ne se rencontrent pas. L’un ou l’autre des niveaux peut être occulté pour centrer l’attention du public (tout en permettant aux techniciens de mettre en place la scène suivante en toute discrétion). L’organisation en étages permet aussi de symboliser la déchéance tant mentale que politique de Boris Godounov se retrouvant à la fin de la pièce dans l’obscurité du niveau inférieur avant de trépasser. Les piliers maintenant le plateau supérieur sont habilement habillés en arbres dans les scènes d’extérieurs sous l’effet des éclairages de Bertrand Couderc (repris par Simon Anquetil) et des projections d’Etienne Guiol (reprises par Frédéric Audrin). Ce duo lumières/projections est un des moteurs principaux de la magie de cette scénographie. Il permet autant de figurer les clochers orthodoxes que la forêt ou le palais de Boris, adaptant la scène en quelques secondes.
En fond de scène, pour la cathédrale du couronnement mais aussi les lieux de pouvoir, une vaste icône christique est retrouvée tout comme au monastère de Pimène et Grigori (cette fois au-dessus de la porte). En plus de s’inscrire dans l’environnement historico-culturel du drame qu’elle contribue à matérialiser, elle rappelle l’ancrage religieux du régime tsariste.
En poussant l’analyse, il est peut-être aussi possible de voir dans cette omniprésence de Jésus un parallèle avec la vie de Boris à qui son peuple a aussi tourné le dos sous l’impulsion d’un "imposteur".
Souvent éclairées d’un doré majestueux, ces icônes s’adaptent au gré des ambiances et des dialogues pour accentuer le lien étroit entre la scénographie et le drame. L’intensité lumineuse augmente tout en tirant vers des tons orange quand Boris s’agenouille devant l’icône en évoquant le soleil dans la scène du couronnement. La toile du monastère se colore de taches brun-rouge comme du sang séché quand Pimène raconte le crime de Boris. Des veines rouges s’accumulent sur le christ en fond du cinquième tableau lors de la première occurrence de la paranoïa de Boris hanté par le tsarévitch dont l’ombre est par ailleurs projetée.
L’éclairage met en valeur les personnages et souligne leurs expressions. Les costumes d’époque de la noblesse, somptueux et richement sertis de joyaux sont dessinés par Alain Blanchot et réalisés dans les ateliers de la maison. La plèbe est coiffée de fourrures et vêtue de haillons matérialisant sa pauvreté. Ceux-ci sont empreints de références à la couture contemporaine avec l’utilisation par exemple de châles amples à mailles larges.
S’éloignant du faste de certaines productions traditionnelles, les accessoires sont choisis avec parcimonie. Le trône doré, pourvu de pierreries et en position centrale est souvent le seul meuble de l’étage supérieur. Seules quelques tables et chaises agrémentent l’auberge du quatrième tableau. Grâce à l’ingénieux dispositif scénographique et à l’utilisation minimaliste d’accessoires, Jean-Romain Vesperini réussit le pari de flatter l’œil du spectateur sans le distraire par une effusion de décors. L’équilibre du plateau auquel il veille dans le placement des protagonistes s’inscrit dans cette esthétique. Il n’est par contre jamais futile ou purement décoratif et sert à tous moments le drame, marquant les relations entre les personnages, leur opposition ou leur isolation (en cas de monologue en particulier). C’est ainsi que le jeu d’acteur paraît aisément lisible, d’autant plus qu’il demeure dépourvu de gestes parasites ou d’agitation futile tout en maintenant des dynamiques de fond dans la progression des scènes. Il évite de ce fait le piège du statisme.
L’orchestre se rapproche de même au plus près du drame. Dmitry Sinkovsky en fait ressortir les différentes atmosphères. Les musiciens accompagnent ainsi par des tons obscurs et mouvants les tourments introspectifs de Boris ou dessinent un tableau inquiétant et tendu quand Chouïski expose aux boyards la folie du tsar. Les solos instrumentaux sont expressifs. L’ensemble montre une constante coordination au service du raffinement des textures musicales. La cohésion avec le plateau est maintenue. L’orchestre appuie ainsi avec force et exactitude les mots et répliques clefs. Le caractère immersif de musique pourrait cependant par moment être renforcé par des attaques moins retenues et une puissance plus généreuse (pour les trombones de la première scène et les carillons du couronnement en particulier).
L’unité des Chœurs de l’Opéra Grand Avignon préparés Alan Woodbridge est à un niveau rarement atteint dans cette œuvre (y compris dans la discographie) et captive l’oreille. Les interventions de chaque section sont claires et délimitées, sans empiètement sur les autres. Les nuances de volumes progressent dans une uniformité structurée jusqu’à une intensité finale éclatante, presque comme si elles émanaient d’une seule voix. La Maîtrise de l’Opéra ne démérite pas non plus à leur côté.
Luciano Batinić, mis en valeur dans son costume luxueux, incarne Boris Godounov. Le jeu évolue au fur et à mesure que le personnage sombre dans l’angoisse, la culpabilité et la paranoïa, tout comme la voix. L’exaltation et la folie transparaissent ainsi de plus en plus dans celle-ci (à la fin du cinquième tableau ou dans le dernier en particulier), que ce soit par des fluctuations de volumes, les accentuations ou encore le rythme. Grâce à son endurance, le chant ne faiblit pas jusqu’à la fin de la pièce et demeure puissant. Le timbre de basse est riche et profond parfois presque caverneux. Le souffle passe habilement l’épreuve des plus longues répliques.
Le ténor François Rougier chante Grigori. Il s’implique dans l’action scéniquement. L’efficacité de l’émission offre à l’auditeur de belles poussées qui apportent du contraste et du relief à la ligne vocale.
Pimène prend les traits de Nika Guliashvili. Le phrasé est stable et bien ancré ce qui confère au personnage une assurance et une sensibilité presque paternelles. Le timbre est légèrement plus rond que celui de Boris.
Alexander Teliga fait un délicieux Varlaam dont il exploite pleinement les ressorts comiques, titubant et s’effondrant pour simuler les effets de l’alcool. Le timbre est clair quand il n’y ajoute pas subtilement certains effets imitant l’ivresse. La projection est excellente. Son air « Cela est arrivé dans la ville de Kazan » entraîne le public par son dynamisme et son rythme.
La mezzo-soprano Svetlana Lifar est à la fois l’aubergiste et la nourrice. Le timbre est opulent. La diction appuie les consonnes donnant ainsi du relief aux répliques. A l’aise dans le médium, quelques aspérités sont parfois audibles à la fin de ses interventions.
Le Vassili Chouïski de Kresimir Spicer est expressif et lyrique dans l’aigu. La voix est claire et puissante. Les nuances sont parfois abruptes. Il incarne également le moine vagabond Missaïl. Jean-François Baron en Andreï Chtchelkalov offre un chant précis et articulé en plus d’une vraie présence dans son jeu dès sa première intervention. La soprano Lysa Menu donne au rôle de Xénia l’agilité de ses aigus. Blaise Rantoanina suscite en Innocent l’empathie par son jeu et sa voix gracile.
Feodor est attribué à Estelle Bobey, jeune voix qui bien que présentant un déficit de puissance comme de technique face à l’excellent reste du plateau devrait s’affirmer avec le temps. Le garde Nikitich de Linfeng Zhu est ample et engagé dans ses déplacements et suffisamment ferme dans sa voix. Le boyard de Julien Desplantes présente une voix quelque peu nasale.
La représentation fait visiblement ce soir l'effet d'un bijou harmonieux, à la fois brillant et épuré servant le drame. Constitué d’un matériau musical travaillé et de tableaux scéniques évolutifs, il convainc le public qui applaudit avec enthousiasme l’ensemble des artistes, jusqu’à ce que le rideau se relève une nouvelle fois pour prolonger encore un peu l’ovation.