À Saint-Etienne, le théâtre de la vie... de Bohème
Des productions récentes de l’incontournable Bohème de Puccini, il y a celles qui s’ancrent dans un univers contemporain très écologique (comme vu dernièrement à Bordeaux), d’autres qui situent l’intrigue dans les Années Folles (à Montpellier), quand certains envoient carrément les protagonistes sur la lune (reprise de la production de Claus Guth à Bastille). Puis il y a les productions qui se font fort de rester pleinement fidèles à l’esprit à et la temporalité du livret, comme un genre de retour à l’essentiel.
La mise en scène d’Eric Ruf (ici réalisée par Laurent Delvert) concourt à plonger dans ce Paris des années 1830 fait de peu de choses : du pain, de l’eau fraîche, et un peu de vin qui coule, les jours d’abondance : cette vie de bohème, celle « de gens pauvres tout simplement », dixit la note d’intention, que vivent les acteurs d’une intrigue qui fonctionne comme une forme de théâtre dans le théâtre. Au premier puis au dernier tableau, Marcello peint en effet un rideau rouge, qui fut jadis imaginé pour le Théâtre des Champs-Élysées sans être jamais terminé, rideau derrière lequel les dramatiques événements se noueront par la suite.
Hors cette imposante toile d’avant-scène, les décors visent au plus simple : des tables et des chaises sans faste, des lits montés sur tréteaux de bois, et puis une grande structure à escaliers pour camper cet univers de chiches mansardes pensées comme des loges de théâtre, où seules des bougies peuvent réchauffer les corps et les âmes. Un cadre des plus intimistes et impécunieux, toujours judicieusement éclairé par les lumières très travaillées de Bertrand Couderc. Qu’il s’agisse de renforcer la touchante aura de Mimi rappelant « que le premier soleil était le sien », d’appuyer sur la froideur d’un environnement post-apocalyptique gagné par une neige projetée en abondance façon confettis, ou encore d’illuminer jusqu’au-dessus du public le songe d’une héroïne se voyant soudain « revivre » quand elle ne sait que trop combien sa fin est proche, chaque éclairage est réglé au millimètre, finement pensé pour accentuer émotions et élans passionnels. Des lumières par ailleurs en symbiose avec les costumes de Christian Lacroix : capes et longs manteaux pour figurer la simplicité des uns (dont le quatuor d’artistes bohèmes), vestes soignées, hauts de forme et même coiffes de polytechniciens pour camper la belle société parisienne, et puis des robes aux couleurs vives qui ne manquent pas d’attirer l’œil (celle de Musetta, d’un orange de feu aussi vif que son caractère, et celle de Mimi, d’abord d’un bleu glacial puis d’un rouge écarlate venant dans le finale se confondre avec le rideau du premier acte en une ultime scène teintée de drame et de poésie). Éminemment esthétique, riche d’effets toujours bien pensés, et en parfaite adéquation avec le livret, cette mise en scène offre au public de vivre pleinement et intensément l’histoire tragique qui se noue sous ses yeux.
Souffrants... mais vaillants
Le rôle de Mimi est confié à Gabrielle Philiponet qui s'engage pleinement dans l'incarnation d’une jeune femme d’abord insouciante et joviale, puis à l’article de la mort mais désireuse de s’offrir un dernier rêve d’amour avant d’expirer. Sa voix large et généreuse en émission est délicatement vibrée, lustrée par des aigus aussi vaillants que déchirants.
Le Rodolfo de Matteo Desole suscite, lors de ses premières apparitions, davantage de réserve, avec une voix à la tenue instable et au vibrato timide, et comme une forme de prudence à l’heure de prendre la main gelée de Mimi (le Che gelida manina), main que Mimi a posée sur le visage de Rodolfo. Paradoxalement, c’est après qu’il a été annoncé comme souffrant, à l’entr’acte, que le ténor italien semble se libérer. Certes sans la plénitude de ses moyens, mais avec un investissement dramatique irréprochable, une voix puissante et expressive, et des aigus sonores d’autant plus méritants. Les larmes qui couleront sur son visage de en fin de spectacle seront celles d’un personnage, mais surtout d’un artiste étant allé jusqu’au bout de lui-même.
Avec son timbre corsé et sa projection aussi sonore qu’élastique capable de décrire mille nuances, Perrine Madœuf est une Musetta remarquée, au même titre que le Colline de Guilhem Worms avec sa voix de basse pénétrante projetée avec une exquise noblesse et un charisme certain.
Comédien investi, notamment à l’heure de jouer un amant jaloux plus vrai que nature, Andrea Vincenzo Bonsignore prête lui au rôle de Marcello une solide voix de baryton assise sur un medium charnu. Matteo Loi est un Schaunard au baryton sémillant, quand Matteo Peirone, en Benoît guignolesque façon Parpignol avant l’heure, puis en Alcindoro aux risibles rouflaquettes, met au service de ses personnages toute son expérience de l’opéra buffa ainsi qu’une voix de basse tranchante à la diction travaillée.
Sous la direction experte et affûtée de Giuseppe Grazioli, l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire prend toute sa part dans le souffle passionnel venant balayer la scène comme la fosse, avec des cordes graves et vigoureuses et des vents aux sonorités percutantes et saisissantes jusqu’au dénouement final. Le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire préparé par Laurent Touche intervient avec tout le savoir-faire dont il est coutumier, sonore et musical, homogène, et mobile à bon escient pour servir les intérêts du mouvement scénique. Par sa fraîcheur, et sa justesse musicale, l’intervention de la Maîtrise de la Loire (direction Jean-Baptiste Bertrand) est loin de passer au second plan.
Ravi d’avoir ainsi pu retrouver l’esprit d’une Bohème intense, sertie dans le rôle principal féminin et un plateau théâtral, le public se lève pour applaudir cette production liant la maison lyrique stéphanoise au TCE et aux opéras de Bordeaux et Angers-Nantes.