Fausto de Louise Bertin, damné mais sauvé de l’oubli par le Palazzetto Bru Zane
Venir disputer l’affiche du Théâtre-Italien au grand Gioachino Rossini n’était certainement pas une mince affaire pour un compositeur français, a fortiori pour une jeune femme de 26 ans. Si Louise Bertin a laissé son nom dans l’histoire de la musique comme dédicataire des Nuits d’été d’Hector Berlioz, il ne faudrait pas pour autant oublier qu’elle a été, comme ce dernier, élève d’Antoine Reicha, et une musicienne novatrice, saluée en son temps pour l’originalité de son écriture et l’audace de ses modulations. S’ajoute à cela un talent de poétesse : preuve en est le livret de ce Fausto (inspiré du Faust de Goethe) dont elle est très vraisemblablement l’autrice (bien qu’il lui ait fallu en confier la traduction italienne à Luigi Balocchi).
Fausto a rencontré un succès certain lors de sa création, interrompu malheureusement par la fermeture du Théâtre-Italien après trois représentations. À la réouverture, les nouveaux musiciens engagés par le théâtre s’avèrent incapables d’interpréter correctement la partition. L’œuvre semble promise à l’oubli. Il faudra attendre 190 ans jusqu’à la redécouverte du manuscrit autographe dans les archives de la BNF. L’occasion également de découvrir alors que le rôle-titre avait été écrit pour une voix de femme, et non pour un ténor comme lors de sa création en 1831. Cette volonté de la compositrice a été respectée dans la version de concert l'année dernière et pour cet enregistrement : Karine Deshayes inaugure donc (plus qu’elle ne ressuscite) le rôle de Fausto.
Or, le rôle semble avoir été écrit pour elle. En effet, il conjugue la virtuosité du bel canto rossinien et la gravité du grand opéra romantique français, deux répertoires dans lesquels la mezzo-soprano française a fait ses armes et qu’elle maîtrise assurément. Du côté du texte, elle fait valoir son excellente diction de l’italien. Du côté de l’interprétation, le phrasé est conduit avec souplesse et un grand sens de la nuance. Les attaques sont toujours d’une netteté remarquée. L’aigu scintille et le grave s’arrondit en voix de poitrine, sans jamais perdre le grain lumineux qui caractérise son timbre.
Karina Gauvin prête à Margarita son soprano riche et émouvant aux accents de mezzo, ce qui produit un contraste surprenant avec la voix de Karine Deshayes, plus fine et sertie d’harmoniques de tête. Dans leurs duos, l’oreille en vient parfois à oublier qui occupe la partie haute, mais l’harmonie des deux timbres est enivrante. Karina Gauvin démontre par ailleurs une grande maîtrise, tant dans ses phrasés langoureux, sur un médium aigu suavement atténué, que dans ses airs dramatiques, entonnés avec une verve bouillonnante.
Dans le rôle de Mefistofele, Ante Jerkunica fait montre de toutes les caractéristiques vocales du diable : voix de basse mordante scandée sur un grave ferme et grinçant qui s’affine parfois en parlato persifleur. Il possède également une souplesse vocalique et un débit de parole rapide, bien mis à profit sur les passages comiques, tel le duo « Vi saluto, madama », chanté avec Catarina, mère de Margarita. Cette dernière est chantée par Marie Gautrot, mezzo-soprano aux graves sonores bien qu’un peu engorgés. Son timbre révèle davantage de couleurs dans le médium et l’aigu.
Le ténor Nico Darmanin incarne Valentino, frère de Margarita : un rôle éphémère qui a tout de même droit à son air de bravoure avant de tomber sous l’épée de Fausto. Bien que son émission sonne un peu étroite, il déploie une belle vocalité, servie par un sens du phrasé et une aisance technique manifeste.
Diana Axentii interprète deux rôles : la sorcière qui scelle le pacte diabolique, et Marta, amie de Margarita. Au premier, elle prête les accents âpres de sa voix fleurant le contralto, avec un grave profond ancré dans le poitrail et un médium aigu tranchant. Au second personnage, elle confère davantage de douceur.
Deux rôles incombent également au baryton Thibault De Damas, d’abord celui de Wagner, serviteur de Faust, puis celui d’un crieur (un banditore dans le texte italien) annonçant la condamnation à mort de Margarita. Ce second rôle ne comporte qu’une seule réplique, scandée avec solennité au loin. Son timbre possède une couleur cuivrée assez égale dans tous les registres de la voix. Sa diction articulée avec soin rend le texte bien intelligible.
L’ensemble Les Talens Lyriques joue sur instruments d’époque, ce qui confère à l’enregistrement un caractère authentique. Certains passages, notamment à l’Acte II, révèlent des sonorités pas si éloignées de Mozart ou de Gluck, mais les modulations sont plus inattendues. L’ouverture et la scène de la sorcière, en revanche, relèvent bien de l’esthétique romantique, avec une partie orchestrale imposante. La direction du chef Christophe Rousset porte une attention scrupuleuse au contraste entre les différents tableaux (le laboratoire de Fausto, la grotte de la sorcière puis le village). Les chanteurs du Chœur de la Radio Flamande sont également très en place et livrent une prestation impressionnante d’expressivité. Il est à noter que dans la première scène de l’Acte III, des choristes se détachent du chœur pour incarner six femmes du village. Elles ne sont pas créditées parmi les solistes, mais toutes s’acquittent honorablement de leur partie, dans un italien très intelligible.
Habitué à dénicher des trésors, le Palazzetto Bru Zane offre avec ce Fausto une reconstitution de qualité de cette œuvre surprenante, à la charnière entre bel canto rossinien et opéra romantique français.