Opéra de Lyon : L’Affaire Makropoulos, histoire d’une chute et d’un triomphe
Cette incroyable héroïne continue ainsi de traverser les siècles, sous diverses identités mais dont les initiales demeurent : Elina Makropoulos, Emilia Marty, Ellian MacGregor... La dramaturgie, épousant cette histoire et cette partition haletante et effrénée, les présente comme dans une sorte de cauchemar éveillé. Les événements s’articulent, abolissant le temps et l’espace : sont ainsi représentés ici les épisodes de la « vraie » vie, où E.M. agit, avec des moments d’évocation de son passé.
Le dispositif scénique de Bruno de Lavenère permet cette navigation, avec deux plans, une scène basse où se déroule principalement l’action et une plus élevée, scindée en deux parties, avec un escalier mobile qu’E.M. emprunte régulièrement pour circuler (comme entre les plans de la narration et de la chronologie). Les scènes du haut agissent parfois comme complément narratif de ce qui se passe en bas (donnant à voir des événements évoqués, ou supposés), et parfois comme lieu principal. Les objets utiles à la narration se déplacent “tout seuls” jusqu’au personnage concerné pour être à portée de main quand ils sont nécessaires. Une très grande équipe technique dûment saluée par les applaudissements à la fin du spectacle permet le fonctionnement fluide de cet univers onirique. Ce dispositif est habillé d’un décor sobre, très début XXe siècle, chic et rudimentaire, où ne paraît que le minimum visant à contextualiser l’action, avec une attention portée aux objets mobiles (tableaux, armoires, consoles de toilette…). Les costumes très chics, du même Bruno de Lavenère complètent l’ensemble et les lumières de Laurent Castaingt viennent en sus pour sculpter les images, pointant les lieux utiles, dramatisant par leur éclat tel ou tel personnage, selon les besoins narratifs.
Par la synergie des moyens mis en place, Richard Brunel déroule avec virtuosité ce récit halluciné, avec des moments âpres et violents, comme le désir de Gregor pour E.M., mais aussi tendres et oniriques avec le ballet touchant de ces vieillards, ombres du passé, qui ponctue l’action principale. Le récit est rendu lisible au mieux, avec une direction d’acteurs efficace.
L’Orchestre maison dirigé par Alexander Joel sait créer et perpétuer une tension et une directivité dramatique tout au long de l’œuvre, avec une matière drue, percutante, mais aussi tendre dans les épisodes nostalgiques du comte et très lyrique dans la scène des adieux à la fin. Un petit chœur d’hommes, préparé par Benedict Kearns, figurant les esprits du passé, fait contrepoint à E.M. dans cette scène finale, ajoutant de l’étrangeté à cette œuvre vraiment innovante dans ses partis pris.
Paolo Stupenengo, baryton-basse, artiste du chœur, prête sa voix assez claire et sonore aux petits rôles du Machiniste et du Médecin. Avec sa voix légère de ténor de caractère, claire et projetée, Marcel Beekman incarne un touchant Comte Hauk-Šendorf, entre nostalgie et burlesque, avec une présence scénique quasi chorégraphique. Robert Lewis, soliste du Lyon Opera Studio, concentre en Janek sa voix de ténor dans une complainte pourtant projetée et sincère.
Le ténor Paul Curievici est Vitek, premier clerc du notaire, qui énonce simplement les éléments concrets de l’affaire juridique. La voix est à la fois assez sonore et assez protocolaire pour ce personnage qui n’est justement pas impliqué émotionnellement.
Maître Kolenaty est incarné par Károly Szemerédy, à la voix de baryton claire, sonore, assez froide, au service d’un rôle trivial, celui de l’énonciation du réel, incrédule, mais sans passions non plus. La voix assez neutre aussi dans l’écriture est confinée dans un registre expressif moyen.
Le personnage de Krista (fille de Vitek), apprentie chanteuse, amoureuse de Janek, admiratrice de E.M. vise vainement à renouer le lien entre les personnages. Elle est incarnée par Thandiswa Mpongwana, soliste du Lyon Opera Studio, avec une voix de mezzo léger, au timbre très séducteur, chaleureux et doté d’un joli vibrato. L’étendue vocale la porte bien vers les aigus et l’actrice se fait aussi touchante par son incarnation de la candeur.
Le baryton Tómas Tómasson offre un Jaroslav Prus arrogant et cynique à souhait, avec sa voix solide, claire et étendue, ainsi que via ses choix de couleurs, rudes et veules, au service de cet archétype du père autoritaire et omnipotent. Le jeu est à l’unisson, entre assurance mâle et brutalité.
Le rôle d’Albert Gregor (arrière-petit-fils de E. M. qu’il désire ardemment, au delà de toute raison) est compliqué à tenir, et l’écriture est terrible pour la voix (requérant des aigus intempestifs et difficiles à articuler au sein des phrases concernées). Le ténor Denys Pivnitskyi s'en acquitte d’une manière qui force visiblement l’admiration de l’auditoire, avec une voix ample, très sonore. Son choix de timbre et de couleurs jusqu’à l’hystérique, métallique, viennent pleinement convenir à la brutalité du personnage, présente aussi justement dans le jeu de l’acteur.
La soprano Aušrinė Stundytė tient le rôle-titre et principal, de sa voix ample, étendue, pleinement projetée, avec un aigu qui investit tout le théâtre, à l’image de son souci d’incarner toutes les dimensions (y compris parfois contradictoires) d’un tel personnage. L’actrice lui confère par sa présence une force constante, faisant tout graviter autour d’elle, et résonner dans une vocalité précise (dans toutes les nuances dynamiques, du murmure au cri). Les moments d’attendrissement sont émouvants, par des couleurs alors chaudes et subtiles. Elle sait rendre l’incroyable énergie de ce personnage, qui culmine dans le lyrisme de la scène des adieux.
L’auditoire reçoit ce spectacle sans entracte comme un magistral coup de tonnerre théâtral et lyrique, et manifeste en retour un enthousiasme cathartique.