Le Journal d'un apparu aux Lundis Musicaux de l'Athénée
Réunir comme ce soir au programme des œuvres de Leoš Janáček et Bohuslav Martinů, c'est peindre le portrait et même la fresque historique de la Tchéquie : de la Bohême, de la Moravie et de la Silésie méridionale, depuis les temps de l'Autriche-Hongrie à l'autonomie. Janáček naît en effet dans l'Empire d'Autriche, Martinů en Autriche-Hongrie, mais tous deux dans ce qui est aujourd'hui la République Tchèque. Ce contexte et cette évolution historique imprègnent profondément leurs œuvres musicales, qui puisent allègrement dans la source inspirante de la musique et du dialecte de Moravie, avec une fascination Tzigane/Bohémienne. Les compositeurs y trouvent à la fois des racines et une voie d'émancipation, les auditeurs peuvent le constater de manière flagrante (bondissante et poignante) dans les chansons et poésies populaires réunies au programme ainsi que chez le protagoniste rédacteur du Journal d'un disparu : "laissé" derrière lui par un fermier ayant quitté sa patrie et sa famille pour rejoindre une jeune tzigane.
Cet opus d'une demi-heure qui conclut ce concert ouvre ainsi à différents mondes, textes et traditions musicales, mais aussi à différentes formes : il est à la fois un mini-opéra (mis en scène par ailleurs) et comme un cycle de mélodies, rappelant combien celui-ci peut déployer une histoire dramaturgique et combien celui-là peut enchaîner des caractères divers comme c'est également le cas dans la première partie de ce concert avec l'enchaînement de chansons re-mises en musiques par Janáček et Martinů. Le public peut d'ailleurs pleinement profiter du voyage également grâce à la traduction des textes projetée en vidéo sur-titrage.
Dans l'esprit de ces Lundis Musicaux, la scénographie est minimale : format récital (le chanteur devant le piano), avant un intermède au piano, enfin le disparu qui écrit son Journal sur une petite table et rejoint la tzigane qui erre derrière lui (le tout parmi quelques filaments tamisés d'ampoules).
Petr Nekoranec sert cette richesse culturelle et de répertoire par celle de son chant projeté avec vigueur tout en conservant son vibrato rapide. Le ténor s'appuie pleinement sur la partie grave de son registre, qui soutient aussi de rapides montées claironnantes. Les passages plus lents, dans lesquels les compositeurs convoquent une écriture sacrée pour honorer la nature et les sentiments, lui permettent de déployer plus encore son chant lyrique, toujours, bien entendu, avec la maîtrise de la langue. L'interprète a ainsi devant lui une voix toute tracée, d'autant qu'il est sans doute conscient de ce qu'il lui reste à rectifier tant ces manques sont regrettables : le manque de souffle en fins de phrases, le manque de présence dans les cimes.
Alphonse Cemin comme à son habitude se montre un pianiste à la fois expressif et dévoué, alliant sans rien y retrancher les qualités d'accompagnateur et d'interprète. Son jeu est à l'image de son investissement, alerte et souple, sachant marteler quand il faut, et même s'emporter un peu trop pour traduire les élans enivrés (l'occasion pour Petr Nekoranec de vanter le vin de sa région, dans l'une de ses précieuses explications entre les pièces).
Camille Merckx interprète la discrète Tzigane. Annoncée comme "mezzo-alto" son chant alterne en effet entre deux tessitures distinctes : un grave au caractère dramatique passablement en gorge, ou un aigu très vibré. Ces écarts de tessiture(s) entraînent naturellement aussi des difficultés avec la justesse, qui disparaissent lorsque sa ligne se recentre sur le médium, ses élans vers l'aigu et le grave se canalisant alors.
Les voix bien déliées et détachées du chœur rendent hommage à la richesse harmonique de ce Journal et du catalogue de son compositeur.
Le public ravi et nombreux applaudit très vivement les artistes. Le ténor ravi que le public soit si nombreux, et de participer à cette institution des Lundis Musicaux dont il vante le glorieux historique, offre notamment en bis l'air du Prince de Rusalka, poursuivant ainsi sa route nationale opératique...