Tristan et Isolde en 1000 SMS à l’Opéra de Lille
« Les personnes tristes ont besoin de beaucoup de musique Elles ont besoin d’un orchestre d’énormément de mots chantés en allemand pendant des heures Rien que pour dire L’amour L’amour impossible ». Ces mots de Tiago Rodrigues peuvent aussi résumer sa mise en scène de Tristan et Isolde, la première production lyrique du Directeur du Festival d'Avignon (présentée l’année dernière à l’Opéra de Nancy, puis à Caen). Questionnant le dispositif même qu'est devenu le théâtre lyrique, il propose de remplacer le surtitrage (dispositif désormais incontournable, ... sauf dans le temple Wagnérien de Bayreuth) par des panneaux en carton-plume manipulés par deux danseurs sur scène.
Mais au lieu d’offrir une traduction littérale du livret de Wagner, ces près de mille panneaux résument, interprètent voire commentent l'action. Les étagères de ces phylactères forment une bibliothèque sur trois niveaux qui fait office de décors, réalisés par Fernando Ribeiro : un milieu d’archives assez neutre qui laissera la place à des plantes vertes pour évoquer le jardin des appartements d’Isolde (jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un squelette de la bibliothèque et un immense monticule de panneaux utilisés).
Les lumières de Rui Monteiro habillent et animent cet espace, par de franches couleurs, des directions d’éclairage très minutieuses, parfois discrètement mises en mouvement. Les costumes de José António Tenente se font également assez neutres, usant des nuances sombres de bleu (du gris-bleu au bleu marine).
Le concept intrigue et même séduit visiblement l'assistance au premier abord : délivré de la lecture des surtitres, le spectateur se sent plongé dans l'épopée et accompagné par la traduction des deux archivistes-danseurs (Sofia Dias et Vítor Roriz) dont la manipulation des panneaux très chorégraphiée a de quoi laisser admiratif. Ils animent aussi et donnent vie par leurs mouvements à ce qu'ils re-découvrent, mais interagissent peu avec les protagonistes, assez statiques.
Blessée aux débuts des répétitions, Annemarie Kremer (Isolde) marche encore avec des béquilles et reste assise le plus possible. Sa projection et son animation se font de fait pleinement vocales, avec des aigus intenses et un ample vibrato. Son timbre joue entre la clarté de son haut registre et la texture plus épaisse de ses graves. Sa subtilité d'interprétation se conserve cependant, jusqu'au bout de son immense air final, tandis que le grand duo d'amour avec Tristan manque d'une implication commune.
Dans ce rôle-titre (anti-)héroïque, Daniel Brenna fait entendre d’agréables médium-graves mais ses aigus étroits limitent d'autant la souplesse des phrasés (et de cette longue ligne vocale typiquement wagnérienne). Il (re)trouve cependant une intensité d'expression dans son désespoir final, et avec cette intensité, la voix trouve même paradoxalement toute sa souplesse touchante et sa richesse harmonique.
Brangäne est incarnée avec conviction par Marie-Adeline Henry, d'une voix chaleureusement tendre mais avec une clarté et des aigus tranchants.
En Kurwenal, Alexandre Duhamel dispose d’une autorité et largesse de timbre, rehaussée par un soin du texte particulièrement appréciable et une musicalité certaine (à l'aise au point de parfois avancer légèrement sur la fosse). David Steffens défend le Roi Marke avec des graves savoureux, un timbre moelleux et riche en harmoniques sur toute la tessiture sans négliger le très grand soin de la langue. David Ireland revêt le rôle de l’homme ambitieux (Melot) de sa voix sombre et même autoritaire. Kaëlig Boché chante les rôles d’un berger et d’un marin de sa voix agréablement séduisante et présente, homogène, claire et même caressante avec une pointe de fraîcheur. L’intervention de Laurent Bourdeaux en timonier est furtive mais permet d’apprécier son timbre assuré.
Si le plateau est en SMS, la fosse est en MMS et même en 4K sous la direction de Cornelius Meister qui insuffle des couleurs avec soin et précision. Les nuances piano du prologue sont déjà saisissantes et les cuivres, dont certains sont disposés dans les loges latérales en hauteur, offrent un très impressionnant effet spatialisé. L’urgence des émotions passionnées est soutenue et nourrie par les musiciens de l’Orchestre national de Lille, avec des élans dramatiques très définis. Tout au long de la soirée, l’âme de la musique de Wagner est tenue avec force et subtilité. Les hommes du Chœur de l’Opéra de Lille, préparés par Louis Gal – qui assure également et impeccablement la direction de la musique en coulisse –, se montrent investis, puissants et précis depuis les premiers et deuxièmes balcons, faisant de ce vaisseau acoustique un havre de fier équipage.
De nombreux spectateurs se lèvent pour saluer la prestation des artistes. Laurent Delvert, metteur en scène chargé de la reprise, est accueilli par quelques huées vite tues lorsque ces spectateurs -déçus- se rendent compte qu’il ne s’agit pas du metteur en scène en personne : le public sait visiblement trancher, même si l’épée est en carton-plume.