Tancrède à Rouen : rossinissime
L’Opéra de Rouen poursuit son exploration du répertoire rossinien (avant un autre opus attendu la saison prochaine) en présentant le rare Tancrède, œuvre composée par le génie de Pesaro à 21 ans. Il s’agit là de son premier opera seria, dont il a produit deux versions : l’une avec une fin heureuse, et l’autre, retenue par la postérité et pour cette production, avec une fin tragique. L’argument est relativement simple : exilé, Tancrède revient et espère retrouver Amenaïde qu’il aime et dont il est aimé. Mais le père de cette dernière, Argirio, l’a déjà promise à Orbazzano. Suite à un quiproquo, Amenaïde est soupçonnée d’aimer l’ennemi de la patrie, et est condamnée à mort. Le livret comporte quelques faiblesses parmi lesquelles une fin qui n’en finit pas et qui enchaine les redondances, avant un retournement final invraisemblable. La partition trouve en revanche à la fois l’élan si typiquement rossinien mais aussi des pages d’une extrême délicatesse.
Pour sa mise en scène, Pierre-Emmanuel Rousseau insiste sur la psychologie des personnages plutôt que sur des effets scénographiques, laissant ainsi Rossini diriger le propos. Le décor, austère, est en effet essentiellement composé d’un mur noir en fond de scène, dans lequel s’ouvre une porte, celle du palais doré d’Argirio. Chaque scène est ensuite illustrée d’un ou deux éléments de décor symboliques (un cheval mort, une croix, un trône, une cage, etc.). Les costumes évoquent le Moyen-Âge et l’inquisition, soulignant l’univers oppressant dans lequel les personnages évoluent. La direction d’acteurs tient une place importante dans le succès du spectacle, révélant les fragilités de chaque protagoniste avec une grande justesse.
Le plateau vocal est particulièrement homogène et maîtrise à merveille le style rossinien. Teresa Iervolino hérite du rôle-titre, qu’elle interprète avec beaucoup de nuances et de délicatesse dans ses phrasés. Ses graves sont souples et onctueux, ses vocalises précises. Marina Monzó ressort en Amenaïde, par son jeu scénique fin et émouvant (sa prière finale est notamment bouleversante), et par sa voix très directement émise, pure, au vibrato fin. Ses vocalises, d’une apparente facilité, sont sémillantes et sculptées, ses aigus ciselés.
Santiago Ballerini chante Argirio (le père d’Amenaïde) d’un ténor riche et chaud nourri d’un souffle long, puissamment projeté, y compris dans d’héroïques aigus, malgré une tension vocale permanente. Il fait évoluer sensiblement son personnage, du monarque autoritaire au père déchiré, se lamentant dans un mezza voce délicat. Giorgi Manoshvili confère à Orbazzano (le rival) une voix taillée dans le basalte, solide et scintillante, avec de belles harmoniques et des aigus triomphants. Il offre ainsi des fondations saines aux ensembles.
À peine revenue des Victoires de la Musique Classique où elle a été désignée Révélation lyrique (après avoir chanté du Rossini, justement), Juliette Mey incarne Isaura, la suivante d’Amenaïde, d’une voix fluide au timbre moiré et à la ligne vocale finement dessinée. Elle manque encore de volume et tend à être en retrait dans les ensembles, mais ses qualités vocales et théâtrales lui permettent de briller dans ses parties solistes, émouvantes. En Roggiero, Benoît-Joseph Meier complète la distribution par une présence scénique remarquée et une courte intervention chantée, émise franchement.
Bien qu’ayant remplacé Antonello Allemandi à la fin des répétitions, George Petrou parvient à insuffler un élan tout rossinien à l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie par sa connaissance du style de ce répertoire, sa science des nuances et une belle maîtrise des ensembles et de leurs dynamiques. Le Chœur accentus et celui de l’Opéra de Rouen Normandie sont comme d’habitude associés. Ils se montrent globalement précis rythmiquement (bien que des décalages avec l’orchestre, parfois significatifs, apparaissent lorsqu’il sont placés en coulisses) et exposent de beaux timbres.
Alors que les cadavres jonchent le plateau, Amenaïde pousse un cri silencieux, sur lequel le noir se fait, impressionnant. Les chanteurs reparaissent pour saluer, les visages marqués. La salle leur redonne toutefois de la vigueur par leurs applaudissements enthousiastes. Rossinienne jusqu’au bout, cette production est dédiée à la mémoire d’Ewa Podles, l’une des grandes servantes de ce répertoire.