Une Fille de Madame Angot d’Opéra Comique plutôt que d’opérette
Opérette ou opéra-comique ? Telle est la question ! Classer La Fille de Madame Angot de Charles Lecocq n’est pas si simple : le livret est plus sérieux que celui d’une opérette, mais la musique est plus légère que dans un opéra-comique. L’Opéra Comique aura d’ailleurs attendu 1918 (46 ans après sa création et deux mois après la mort du compositeur) pour mettre l’œuvre à l’affiche. Production d’ouverture de la première saison de Louis Langrée à la tête de la Salle Favart, cette "Fille de" devient ainsi désormais un marqueur de ce genre alternant le parlé et le chanté, avec esprit et légèreté, sans tomber dans la bouffonnerie. Hervé Niquet, à la tête de l’Orchestre de chambre de Paris, dirige d’ailleurs l’œuvre comme un opéra-comique : une vision moins "Champagne" que celle de Sébastien Rouland en concert au TCE en 2021 avec le même orchestre, mais qui reste chaloupée, avec une appréhension plus fine des subtilités et du lyrisme de la partition, dès l’ouverture (magnifique bien qu’écrite seulement la veille de la création). Entre temps, l’œuvre a mûri chez les chanteurs du Chœur du Concert Spirituel, qui se montrent cette fois en parfaite cohésion.
En 2021, c’est le Palazzetto Bru Zane (également impliqué ici) qui présentait cette œuvre rarement jouée au cœur de son Festival de Paris. Et c’est tout à l’honneur de l’Opéra Comique de reprendre le flambeau (comme l’Opéra de Saint-Etienne le fait également régulièrement) pour transformer ces précieuses redécouvertes concertantes en productions scéniques offrant une cure de jouvence à ces succès d’autrefois aujourd’hui sortis des répertoires. Richard Brunel, Directeur de l’Opéra de Lyon (qui s’est du coup ajouté à la liste des coproducteurs, avec Nice et Avignon qui accueilleront le spectacle la saison prochaine) se charge de mettre en scène cet opus. Et la question d’une transposition se pose d’emblée : en effet, l’intrigue est très marquée par le Directoire, ses codes et ses grandes figures, qui ne parlent pas au public d’aujourd’hui. Richard Brunel décide ainsi de placer l’intrigue en mai 68, ce qui a du sens à bien des égards (les deux périodes conjuguent tumulte politique, libération des mœurs, revendications féministes, bouillonnement artistique, etc.). Mais voilà : le livret faisant sans cesse référence à son contexte d’origine, le spectateur est sans cesse sorti par le texte de l’univers créé par la mise en scène. L’option consistant à adapter les paroles (en remplaçant Barras par un ministre de de Gaulle, par exemple), qui aurait fâché une partie du public, a de toute façon été écartée par l’équipe créative. Cette dichotomie entre le texte et la transposition ne facilite en tout cas pas la compréhension de l’intrigue.
La scénographie de Bruno de Lavenère, une ingénieuse structure tournante, transforme ainsi les Halles en usine Renault en grèves (Madame Angot, dont le texte indique qu’elle vendait du poisson, fut donc ouvrière dans cette version) dont Larivaudière est le patron, tandis que les appartements de Mademoiselle Lange (ici une actrice croisant Jeanne Moreau à la Catherine Deneuve des Demoiselles de Rochefort) et les jardins de Belleville sont changés en salle de cinéma Nouvelle Vague. Astucieuse également est l’idée de changer l’Incroyable en américain, justifiant la non-prononciation des "r" par ces extravagants personnages (son interprète Geoffrey Carey ne peut toutefois pas totalement s’empêcher d’en rouler quelques-uns, des "r"). La modernité de certaines répliques (la référence à l’inflation, ou à la suppression des pourboires qui rappelle la récente annonce du TCE) et la réutilisation de certains slogans soixante-huitards participent également de l’amusement du public.
Hélène Guilmette interprète le rôle-titre avec conviction, d’une voix lumineuse au doux velours et au vibrato ferme et rond. L’idée de lui faire chanter le refrain de son air de l’acte III dans un mégaphone génère certes un effet scénique mais nuit gravement à la qualité musicale de ce passage emblématique de l’œuvre. Face à elle, Julien Behr se montre très habile comédien en Ange Pitou. Sa couverture vocale très prononcée lui confère un timbre moiré, dont la délicatesse se marie à merveille à sa ligne de chant très travaillée.
Véronique Gens, déjà présente au TCE en 2021, interprète Mademoiselle Lange sans réellement en avoir les graves. Peut-être à cause d’un coup de casque reçu en coulisse par un CRS (enfin, un choriste costumé -ceux-ci battant en effet de la matraque sans parvenir à être en rythme), la cantatrice semble perturbée, se trompant à deux reprises dans les paroles et ne parvenant pas à suivre sa partenaire dans la chorégraphie prévue. C’est finalement le théâtre qui la sort d’embarras, le plaisir pris à s’encanailler lui redonnant un naturel transparaissant dans son chant. Ses aigus fins et intenses, dont le timbre revêt un lustre sombre, est en phase avec le chic de son personnage.
Formant un savoureux duo à l’acte III, Pierre Derhet en Pomponnet et Matthieu Lécroart en Larivaudière s’appuient tout deux sur un bagou comique certain et une voix sûre. Le premier, drôlatique en amoureux benêt, dispose d’un timbre corsé et d’une émission franche et articulée. Il se tire avec assurance de son aigu en voix mixte. Le second fait preuve de métier pour générer ses effets comiques avec précision, son baryton fier et clair au fin vibrato ne gâchant rien.
Antoine Foulon interprète l’inquiétant Louchard d’une voix âpre et mate, mais parvient à montrer son lyrisme dans le quintette de l’acte II. Ludmilla Bouakkaz en Amarante semble mal à l’aise avec la tessiture du rôle, ses graves étant un peu engorgés et sa voix peinant à ressortir des ensembles. Dans le registre aigu cependant, la voix s’épanouit, brillante. Matthieu Walendzik assume ses rôles divers d’une voix puissante et très posée, dont le phrasé aristocratique tranche avec son costume d’ouvrier.
Richard Brunel conclut l’œuvre par une pirouette, utilisant un slogan pour transformer le « happy end » en fin douce-amère sans changer un mot du livret. Le public applaudit sans effusion l’ensemble de la distribution, mélangeant huées et vivats pour l’équipe de mise en scène.