Don Carlo à Londres : grands débuts verdiens de Lise Davidsen
La production créée en 2008 par Nicholas Hytner du Don Carlo de Verdi s'est déjà vu portée par les grands noms lyriques que sont Rolando Villazon, Simon Keenlyside, Jonas Kaufmann, ou encore Ildar Abdrazakov. C'est désormais au tour à l'étoile montante norvégienne Lise Davidsen de faire en outre ses débuts dans un grand rôle verdien. Principalement investie dans le répertoire allemand, la soprano dramatique aborde pour la première fois le rôle d'Elisabeth de Valois.
Lise Davidsen aborde le rôle avec prudence, sa voluminosité wagnérienne mondialement connue est domptée et dosée, avec un phrasé qui s’appuie sur des tons ondoyants (crescendo-decrescendo), à l’utilisation semblant même parfois démesurée mais en pleine conscience du volume. Le timbre est charnu et dramatique, sa gamme vaste et bien ancrée dans les graves. Les aigus sont parfois chantés avec retenue (aux confins de la tessiture), mais généralement puissants et légèrement vibrés. Son triomphe arrive à l’apothéose pour la fin du spectacle, lorsqu’elle chante ses adieux avec beaucoup de finesse dans le phrasé, ce qui lui vaut les grandes ovations de ce temple lyrique londonien.
Brian Jagde dans le rôle-titre est un ténor spinto, puisant sa force vocale dans les aigus qui se projettent loin dans la salle. Le phrasé est belcantiste et vigoureux, mais l’expression reste au deuxième plan derrière la masse vocale qu’il emploie. L’articulation du texte est nette et soignée, avec une prononciation bariolée d’un petit accent.
Le baryton italien et artiste polyvalent (entre autres, metteur en scène et comédien) Luca Micheletti incarne Rodrigue ce soir. Son entrée sur scène est réservée, au vibrato intense et au rythme inégal. Son duo avec Brian Jagde est assez retenu et marqué par un échange permanent de regards avec le chef. La voix s’épanouit par la suite, le phrasé gagne en lyrisme, appuyé sur un timbre rond et étoffé dans l’assise. La prosodie est nette et finement articulée, son expérience (théâtrale) apporte beaucoup.
La mezzo-soprano russe Yulia Matochkina chante Eboli d’une ligne pure et stable dans l’intonation (malgré quelques passages hésitants au début). L’émission est droite et émaillée d’un vibrato délicat, adossée à une assise charnue et aux aigus vigoureux. Le phrasé est tendre et rond, quoique moyennement élastique, avec une prononciation sans faille.
John Relyea campe le roi Philippe II avec son timbre obscur qui se fond dans les décors. La projection est lointaine et le volume souverain tel que son rôle, bien assis dans sa tessiture (registres médian et grave). Son regard et ses expressions menacent et mettent en garde son rival Carlos, avec conviction dans le jeu d’acteur.
L’autre grande partie de basse (que Relyea chante aussi par ailleurs) est Le Grand Inquisiteur, ici interprété par l’Ukrainien Taras Shtonda. Sa prestation n'étant pas moins théâtrale, ce “diable boiteux” et redoutable manque toutefois de rondeur dans l’expression vocale, bien que la prosodie reste claire et au service du drame. La couleur est sombre et dramatique, la projection vibrée mais sans excès.
Ella Taylor en Tebaldo est une soprano lumineuse et très souple, la voix se propulsant avec facilité dans les aigus périlleux. L’intonation est cristalline et l’émission rectiligne, malgré une puissance limitée. Le Comte de Lerma de Michael Gibson est un ténor lyrique, aussi irradiant que juste dans l’intonation, la phrase étant pétrie de finesse.
Alexander Köpeczi chante les voix du Moine et de Charles Quint, de son appareil souverain et stable, avec une émission arrondie et hautement charnue.
Sarah Dufresne est la Voix d'en haut, tel un ange avec ses coloratures immaculées et souples dont elle emplit amplement l’espace.
Les députés flamands Josef Jeongmeen Ahn, Matthew Durkan, Felix Kemp, Dan D'Souza, Jihoon Kim et Simon Wallfisch chantent avec de l’étoffe et une projection solidement volumineuse, synchronisées mais quelque peu vibrées dans l'émission.
Le chef d’orchestre Bertrand de Billy remplace Daniele Rustioni initialement prévu mais engagé pour diriger Don Carlo à l'Opéra d'État de Berlin en remplacement de Daniel Barenboim. La direction de Bertrand de Billy est bien coordonnée, avec un son massif qui s’impose comme vecteur de drame, notamment les cuivres (les tubas en particulier) qui résonnent vigoureusement. Les cors sont stables et sombres, avec un phrasé mélodieux, tandis que les cordes portent l’entrain rythmique et dramatique. Le Chœur du Royal Opera House est fréquemment sollicité depuis les coulisses d’où la résonance s’avère moins distincte, mais devient en revanche très limpide sur le plateau même. Les scènes de tutti sont particulièrement solennelles et remarquées, malgré quelques imprécisions prosodiques et le vibrato intensifié chez les sopranos.
La version choisie pour cette production est celle de Modène de 1886 (en italien) qui préserve la forme originelle de cinq actes mais avec un prologue écourté et sans la scène du ballet (passage obligé lors de la création parisienne, en français). Le metteur en scène Nicholas Hytner privilégie une lecture classique, ce dont témoignent notamment les costumes. La musique et le livret sont mis en avant, mais quelques scènes manquent de force et de conviction, tel que l’épisode de l’inquisition, avec des figurants rappelant des Polichinelles, captifs préparés pour l’autodafé. Certains décors bénéficient d’une retouche moderne, comme l’architecture de l’église du couvent de Saint-Just ayant une forme de croix dans le mur. L’ambiance obscure prédomine, couronnée par la tombe imposante et sombre de Charles Quint, qui figure en morne présage des événements tragiques qui vont conclure l’opéra.
Le public londonien enthousiaste salue chaleureusement l’ensemble de l’équipe artistique, en particulier Lise Davidsen qui inscrit une nouvelle étape, majeure, dans sa (déjà riche) carrière.