Magdalena Kožená relève le défi d’Alcina avec Les Musiciens du Louvre
Le public est venu nombreux, attiré par Alcina de Haendel, et ce, malgré les difficultés d’accès à la Philharmonie en cette journée de mouvements sociaux. Dans l’histoire de cette magicienne transformant ses amants en bêtes fauves et en rochers, dans l’univers de mirages, d’illusions et de métamorphoses, la version concert proposée met alors son focus sur la musique et sa riche palette expressive. « Le véritable enchanteur… n’est autre que le magicien Haendel » (annonce Raphaëlle Legrand dans le programme de salle).
Le premier de ces enchantements vient de l’orchestre, l’effectif conséquent des Musiciens du Louvre (une quarantaine d’instrumentistes) offrant une plénitude sonore accompagnée d’une précision rythmique vivifiante. La qualité de ses solistes retient l’attention (la violoniste Alice Piérot et le violoncelliste Gauthier Broutin) et certains participent directement à l’histoire (à l’évocation des bêtes fauves, les contrebasses font rugir leurs instruments). Les musiciens s’engagent ainsi en synergie sous la direction de Marc Minkowski qui valorise la partition de Haendel dans tous ses contrastes, des danses enlevées aux pages dramatiques. Le chef n’a également de cesse de veiller à l’équilibre, avec les chanteurs placés derrière l'orchestre (solistes et huit choristes aux parties assurées, qui se joignent pour célébrer la fin heureuse et celle des pouvoirs maléfiques de la magicienne).
La mezzo-soprano Magdalena Kožená retrouve Marc Minkowski et Les Musiciens du Louvre (avec lesquels elle a collaboré à de nombreuses reprises) et s’apprête à relever le défi d’interpréter Alcina, un rôle pour soprano. Dès le premier air, l’auditoire oublie ce challenge, la voix se pliant aisément aux exigences de la partition et l’attention se trouve alors retenue par l’engagement dramatique de l’interprète. Les airs d’Alcina, dont chacun présente une facette du personnage, semblent une aubaine pour cette musicienne. Elle témoigne de son amour pour Ruggiero dans un contrôle vocal et vibratoire, délivrant des aigus soutenus pianissimo emplis de langueur. Se sachant trahie par celui qu’elle adore, la voix s’incorpore sur toute la tessiture et la puissance de la colère côtoie la suavité de l’accablement (« Ah! mio cor »). Furieuse et menaçante, elle vocalise assurément de tout son corps, et projette sa voix ample aux aigus flamboyants et aux graves ténébreux lorsque le désespoir l’envahit (« Mi restano le lagrime », il ne me reste que les larmes).
Dans les airs de Ruggiero, Anna Bonitatibus captive l’auditoire par son art du pianissimo, qu’il soit de sidération (lorsqu’elle brise le maléfice d’Alcina), ou exprimant le doute (sur l’identité de sa fiancée Bradamante), tout en sachant prolonger la suavité. Elle est cependant prête à se battre contre les créatures enchantées qui encerclent l’île, l’intensité des vocalises et la projection vocale en témoignent.
Elizabeth DeShong incarne Bradamante de sa voix de mezzo-soprano sombre aux graves généreux. Sa jalousie (Alcina a envouté son fiancé Ruggiero) s’exprime dans des vocalises marquantes de rapidité et, si elle éclaircit son timbre dans la vélocité, elle n’en demeure cependant pas moins redoutable. Sa voix se libère dans les aigus cadentiels (des cadences, ornées et conclusives) dans un grand lyrisme.
La soprano Erin Morley interprète Morgana de sa voix lumineuse, et le premier conquis semble être le chef d’orchestre qui la fait revenir saluer après l’air "Tornami". Cet air révèle sa technique assurée et son aisance dans les aigus qu’ils soient piqués, soutenus ou effleurés. Oronte, lui-même, ne résiste pas au charme de son chant lorsqu’elle tente de le reconquérir après l’avoir éconduit. Aux côtés du violoncelle solo, sa voix (s')enveloppe dans une sensibilité exacerbée.
Oronte est incarné par le ténor Valerio Contaldo qui s’engage scéniquement, vivant la colère, la jalousie et le bonheur de l’amour retrouvé avec tonicité. Cet engagement trouble quelque peu l’homogénéité de sa voix, et les aigus peu couverts fusent, faisant entendre des sons claironnants. Il avoue cependant son amour intact pour Morgana et son phrasé apaisé révèle une suavité touchante.
Alois Mühlbacher n’en est pas son premier Oberto (il avait chanté le rôle en 2010 alors qu’il était pré-adolescent). Aujourd’hui, jeune contre-ténor, sa voix précise et projetée s’accompagne cependant d’une sonorité métallique amenuisant le caractère plaintif du personnage en quête de son père transformé par Alcina. La basse Alex Rosen (Melisso), bien que n’intervenant que dans un air, affirme une présence vocale solide, impressionnant par ses graves résonants.
Passés les coups de minuit, aucun pouvoir maléfique ne vient rompre l’enchantement et l’auditoire se déchaîne en applaudissements retentissants.