Polifemo version péplum italien tape dans l’œil à l’Opéra de Lille
En entrant dans la salle, un doute s’installe à la vue du rideau de scène : celui-ci reproduit une affiche de cinéma, style péplum à la mode dans les années 1960. Le doute s’estompe toutefois rapidement quant à la nature du spectacle (un opéra baroque) puisqu’est inscrit en gros « Polifemo » mais également « Extravaganza musicale in TECHNICOLORI! ». Le spectateur va bien assister à un spectacle musical ayant pour sujet l’histoire du cyclope Polyphème, mais version péplum italien.
L’histoire de Polyphème mélange deux histoires mythologiques : celle d'Ulysse et la nymphe Calypso (racontée dans L’Odyssée d’Homère) ainsi que celle d'Acis et Galatée (épisode des métamorphoses d’Ovide). Ces deux histoires tournent autour d’un unique personnage également mythologique, le cyclope Polyphème, un méchant carnivore qui mange les êtres humains débarquant sur son île. Polyphème enferme Ulysse et ses compagnons dans une grotte pour en faire son festin mais il est également amoureux de Galatée et donc jaloux d’Acis.
Raconter en même temps ces deux histoires avec leurs différences est donc un défi pour les metteurs en scène (d’un côté un récit épique avec Ulysse, de l’autre un côté plus pastoral, plus humain et émouvant avec le couple Acis et Galatée).
Assurément et volontairement peu rigoureuse par rapport aux conventions d’un opera seria du XVIIIème siècle, la mise en scène de Bruno Ravella (reprise à Lille par John Wilkie), plonge dans les studios de Cinecittà à Rome où se tourne un film kitschissime à souhait, sous-titré « la colère d’un sur-homme ». Débordante d’effets tragi-comiques, elle en met plein les yeux et prête à sourire : Ulysse, bodybuildé arrivant avec ses compagnons dans une simple barque sur une plage où l’attend Calypso déguisée en vahiné, monstre géant, griffu et cornu, compagnon d’Ulysse prêt à être rôti attaché à un tournebroche, moutons et décor de l’Etna en carton-pâte, costumes stylisés et colorés (conçus comme les décors par Annemarie Woods) jusqu’à l’arrestation du réalisateur par un policier…
Le metteur en scène rend hommage à l’art cinématographique des années 1960, plus particulièrement à Ray Harryhausen, génie des effets spéciaux avec son fameux procédé de trucage appelé « stop motion », une technique de combinaison de prises de vue réelle et de miniatures, ici utilisée pour exagérer la taille du monstre lorsqu’il apparaît aux yeux d’Ulysse et de ses compagnons réduits à une taille lilliputienne. Le cyclope est directement inspiré d’une créature vue dans Le Septième Voyage de Sinbad de Nathan Juran. Les couleurs chaudes (lumières de D. M. Wood) utilisées lors des scènes consacrées au récit d’Ulysse sont propres au technicolor.
Parallèlement, Acis le berger est ici un peintre décorateur qui meurt écrasé, non pas par un rocher de l’Etna jeté par Polyphème mais sous un projecteur, dont la chute est provoquée par le réalisateur du film (jouant aussi le rôle de Polyphème, car également amoureux de Galatée, l’actrice). Dans cette mise en abyme, la réalité du plateau de tournage et la fiction du film tourné se mélangent. Les frontières finissent par se brouiller après la métamorphose d’Acis. L’atmosphère change : le projecteur (comme métaphore de l’œil du cyclope) devient la lune éclairant les amours d’Acis et Galatée puis la métamorphose d’Acis donnant alors une dimension plus poétique, pathétique et émotionnelle au déroulement du livret de Paolo Antonio Rolli.
Certains effets rappellent l’essence même des spectacles baroques : machinerie (le monstre), effet de fumée lorsqu’un personnage magique apparaît ou disparaît (la nymphe Calypso).
Dans cet univers en technicolor, celles des voix ne sont pas en reste, servies avec une homogénéité du plateau vocal qui s’est imprégné avec brio de l’écriture propre à Porpora (demandant une technique exigeante, de par sa fonction de professeur de chant des plus célèbres castrats) : longueur de souffle et soutien pour une ligne mélodique ondoyante semée d’embûches ornementée d’une multitude de fioritures, grands sauts d’intervalles exploitant les différents registres de la tessiture, entre autres. L’importance des récitatifs accompagnés par l’orchestre exige aussi une certaine continuité et cohérence dans la conduite de la narration, demandant réactivité, intensité et expressivité dans l’interprétation du récit. Un style qui se différencie de ses contemporains, notamment celui de Haendel, son principal rival à Londres où fut composé cet opéra.
Le rôle d’Acis (initialement confié au plus célèbre des castrats, Farinelli) métamorphosé en peintre décorateur qui n’a d’yeux que pour l’actrice interprétant Galatée est confié au contre-ténor coréen Kangmin Justin Kim. Il exploite toutes les possibilités de sa voix pour exprimer les sentiments amoureux et faire vivre intensément son personnage, également par une gestique appropriée. En amoureux tourmenté, il déploie des aigus pianissimo, des messa di voce (conduite de voix) subtils, dialogue avec le hautbois pour exprimer tour à tour l’espoir et la peur. La voix au timbre lumineux est agile, soutenue, précise et variée dans l’ornementation. Les aigus aisément projetés sont flamboyants lorsqu’il clame aux yeux de tous son amour pour Galatea. Après avoir été écrasé par le rocher-projecteur, la voix d’une extrême douceur, légère, aérienne prend une couleur diaphane. Devenu immortel, il se réincarne en une sorte de Pierrot lunaire éclairé par le projecteur, cette fois-ci devenu lune.
Paul-Antoine Bénos-Djian, l’autre contre-ténor de cette production interprète Ulysse (rôle initialement tenu par Senesino). Dès son premier air de bravoure, la voix sonne pleinement projetée sur un soutien solide, des vocalises impeccables, une agilité sans faille dans les changements de registres, tous timbrés et sonores (utilisant peu la voix de fausset). Il s’amuse beaucoup dans son rôle de héros bodybuildé sous l’emprise de la nymphe Calypso qui lui a tapé dans l’œil, mais il saura aussi faire preuve de ruse pour anéantir (sans avoir froid aux yeux) le cyclope. Il sait également se montrer plus élégiaque avec une couleur plus mordorée du registre medium. Le récitatif est toujours expressif et vivant, pleinement au service de son rôle : celui du héros du film en tournage.
Le Polifemo de José Coca Loza se fait bien peu menaçant pour interpréter un monstre dévoreur d’humains même s’il possède des graves profonds. Lorsqu'il endosse le rôle du réalisateur, amoureux éconduit et jaloux, il se montre cynique, dévoilant alors un timbre plus autoritaire et un jeu scénique adapté où tous doivent lui obéir au doigt... et à l’œil.
Marie Lys interprète Galatée n’ayant pas froid aux yeux, elle qui repousse les avances de Polifemo et n’hésite pas à dévoiler son amour pour Acis. La beauté de son timbre de soprano à la fois léger et riche s'allie à la facilité dans les aigus et les ornementations, de même qu'à la clarté de la prononciation et au sens du jeu d'une expressivité toute de charme et de féminité. Sa déploration sur la mort d’Acis est un des moments poignants du spectacle où elle laisse éclater son medium aux couleurs assombries et des aigus sonores et ronds.
Delphine Galou campe la séduisante nymphe Calypso. Sa voix de mezzo-soprano souple et agile manque cependant de brillance et de puissance, moins projetée que celles de ses comparses, compensée par une présence scénique, formant avec Ulysse un couple surprenant.
La soprano canadienne Florie Valiquette interprète Nérée de son timbre clair et lumineux. Sa voix bien projetée et son implication dramatique lui permettent d'assurer avec assurance et aisance les airs qui lui sont confiés.
Le Concert d’Astrée fait sonner avec ardeur toute la variété de l’orchestration du compositeur napolitain. Chaque pupitre et instrumentiste soliste (hautbois, flûte, violon) apporte la variété des airs et plus particulièrement au Da Capo (reprise) que la cheffe d’orchestre Emmanuelle Haïm a maintenu malgré des coupures nécessaires dans cette partition démesurée. Sa direction enthousiaste et dynamique est toujours en cohésion avec le plateau. Même si la vivacité est entretenue d’un bout à l’autre de la partition, n'entraînant aucun temps mort, le continuo notamment manque parfois de contrastes, de polychromie.
Une Standing ovation de plusieurs minutes salue cette interprétation musicale de qualité et cette mise en scène originale.