Carmen à Liège, Andalousie pénitente
Avant d'ouvrir le rideau, une minute de standing ovation est offerte à la mémoire de Jodie Devos, qui s’est éteinte ce dimanche des suites d’un cancer. Une émotion dans la salle est palpable suite au discours du directeur, en cette maison qui a accompagné les premiers pas de la chanteuse.
Pour sa première mise en scène à l’ORW, Marta Eguilior puise dans le patrimoine d’Andalousie et du pays basque avec une focale sur la Semaine Sainte. Entre Pâques et Carême, l’élévation du rituel dépasse le cadre religieux, la dimension chorégraphique de la corrida et du flamenco couvrant l’opus de cendre et de sang. À mi-chemin des tableaux de Goya avec ses pénitents pointus, de l’Espagne pieuse de Zurbarán et des codes vestimentaires à la Jean-Paul Gaultier, La Carmencita sensuelle rencontre La Madone d’Espagne.
Le roman picaresque prend ici une envergure qui transcende l’histoire de Carmen, plongeant l’auditoire dans une Espagne vibrante de couleurs et de colères grâce aux costumes de Betitxe Saitua et aux chorégraphies de Sara Cano. Éloignée des images classiques sur l’Espagne et le patrimoine gitans, la mise en scène explore les aspects sombres de la communauté marginalisée, oscillant entre politique de l'amour et politique du peuple, jeu et tragédie, sensualité et cruauté. Si certaines scènes rappellent La Montagne sacrée de Jodorowsky, de nombreux liens sont tissés avec le cinéma, l’histoire de l’art et l’histoire de la mode (grâce aux costumes traditionnels). Marta Eguilior a conçu cette version de Carmen en s'inspirant des pratiques pénitentielles, commémorées chaque année pour rappeler la Passion et la mort du Christ. Les empalaos, ou pénitents de la Semaine sainte, exécutent l'un des rituels expiatoires les plus rigoureux et douloureux : leur corps est étroitement enserré par de lourdes cordes, enroulées autour de leur torse, de leurs bras et de leur taille jusqu'aux doigts, tandis qu'ils parcourent un long chemin de croix à travers les rues du village. Accompagnés sur scène par les capirotes (chapeaux pointus anonymes), le monde religieux rejoint la vision du Vol des Sorcières de Goya (figurées ici par les danseuses tentatrices de flamenco qui accompagnent l’orchestre avec percussions aux pieds et castagnettes traditionnelles).
Corps et cœur de souffrance, le lien intrinsèque entre la peine du Christ et celle de Don José (fervent catholique) sert alors de fil rouge à la mise en scène. Carmen n’est pas que la source de l’amour de Don José, elle est aussi sa souffrance. La mise en scène propose une focale sur ce personnage masculin, poursuivi par l’image d’une mère cruelle et violente. Plongé dans les temps franquistes d’une Espagne de l’entre-deux guerre, le lien Freudien entre mère, violence, désir et souffrance traverse l’opus : présentée en géante circulant sur la scène (géants traditionnels basques) ou en figurante, le visage caché par un masque de dentelle, la figure fantomatique de la mère caresse, peigne avec colère Don José, préfigurant son lien compliqué avec les femmes, jusqu’au féminicide.
Carmen, grande sacrifiée de l’opus finit ainsi comme on achève le taureau. Après avoir attisé l’amour et la haine, la Carmencita bascule dans un rouge définitif, Don José assénant le coup de grâce qui clôture l’opus. Présentée comme victime des troubles de Don José, Carmen semble décidément tendre, ni calculatrice, ni vénale. Le meurtrier tenant le cadavre de Carmen, la mère de celui-ci figure une Piéta, avec Don José enfant dans ses bras.
L’Orchestre de l'Opéra Royal de Wallonie-Liège est dirigé par Leonardo Sini avec une ferveur et une diffusion énergiques. Irradiant depuis la fosse, les rythmes percussifs entraînent l’auditoire à taper des pieds, le tempérament andalou livré en communion. Combinant le romantisme de Bizet et la fougue méditerranéenne, le casting vocal s’accorde de qualité avec l’orchestre.
Enserrant le drame central de l’opus, les chœurs sont très communicatifs. Mêlés au danseurs, les cigarettières, militaires et capirotes se déploient vocalement, avec ferveur.
Ginger Costa-Jackson incarne Carmen pour ses débuts à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège avec une voix qui habille le rôle de caractère. La mezzo-soprano italo-américaine s’impose avec chaleur et une voix sombre, autoritaire, boisée et presque cendrée. Tenant le vibrato avec une maîtrise redoutable du souffle, elle livre aussi une performance très personnelle, son phrasé rappelant le français des années 1940, la prosodie ample des textes, les r parfois roulés, sensuels à la façon d’une Arletty espagnole.
Le ténor mexicain Arturo Chacón-Cruz revient sur la scène de l’ORW pour une interprétation très humaine de Don José. Le chanteur que le public local avait pu apprécier cette saison au service du rôle d’Hoffmann s’assure ici une présence et vocalité plus douce que d’habitude. Si le personnage de Don José fonctionne ainsi pleinement dans la tendresse mais également le basculement dans le tragique, la colère peine toutefois à montrer son visage, soulignant aussi que le personnage a une part victimaire. Loin de l’homme colérique et violent, le tiraillement du personnage prend une forme de fait plus empathique pour le public, moins monstrueuse et plus humaine.
Anne-Catherine Gillet figure la jeune navarraise, Micaëla. Ovationnée à plusieurs reprises à la suite de ses arias, la soprano belge dessine sa voix avec une facilité apparente et une clarté au service du rôle de la jeune Micaëla, éprise de Don José mais “doublée” par Carmen. À l’opposé total de Carmen, boisée et profonde, la soprano s’impose avec une brillance de voix argentée. Fidèle et compréhensive, la pureté de voix rejoint celle de l’âme, versatile, ruisselante et limpide.
Pierre Doyen incarne un Escamillo plus en retrait du trio principal. Le baryton figure un toréro couvert de sang, fier et carnassier mais semble préférer rester dans la mesure. Loin des clichés que présente le rôle, il reste appuyé, ferme et distant.
Elena Galitskaya revient sur les planches de Liège avec une Frasquita des plus sensuelles. Ovationnée pour son rôle de Fiorilla dans Il Turco in Italia en 2022, la soprano aux allures de bohémienne torride s’offre sans limite, les aigus placés en hauteurs limpides, acidulés, vifs et piqués.
Figurant une amie bohémienne de la belle Frasquita, Valentine Lemercier incarne Mercédès avec une voix plus ample et ronde quoique bien complémentaire : riche, soyeuse, tempérée, elle fait mouche.
Ivan Thirion incarne le contrebandier Dancaïre avec son grave profond et le ténor Pierre Derhet figure l’autre contrebandier Le Remendado avec candeur. Tous deux occupent la scène avec un jeu théâtral rafraîchissant et une belle énergie. Plus sombre encore, la basse Patrick Bolleire est au service de Zuniga avec une autorité et une netteté bien militaire. Moralès est figuré par Marc Tissons, membre des chœurs. Sa voix de baryton est posée sans difficulté, le jeu est aisé.
Remerciant la générosité de la mise en scène et du casting, le public tient les applaudissements durant de longues minutes, preuve de la réussite de cette Carmen renouvelée, sangre y lágrimas.