Carmen intense et hantée en direct de Londres
Pour cette production d'un chef-d'œuvre éternel du répertoire, diffusé par le Royal Opera House en direct dans plus de mille cinémas à travers 22 pays, Damiano Michieletto propose de déplacer l’intrigue dans une Espagne du milieu du XXe siècle, étouffante de chaleur même en ses montagnes reculées. La production vise notamment à mettre en avant la psychologie des personnages, et en particulier de José, dont la mère (évoquée et chantée dans le livret) est ici effectivement présente, en habits de deuil. Sans interagir directement avec son fils, cette présence hante et vient comme étouffer le protagoniste d'un jugement moral, mais qui semble à la fois souhaiter et encourager la mort de la libre "tentatrice" qu'est Carmen.
Le plateau tournant (scénographié par Paolo Fantin) passe avec fluidité et aisance de l’intérieur à l’extérieur, d'un acte à l'autre, des abords épurés d’un bureau de la police locale à une boîte de nuit, d’une grange à la loge d’Escamillo... Les lumières réalisées par Alessandro Carletti varient très efficacement les atmosphères et font ressentir chaleur et/ou angoisse. Les costumes signés Carla Teti sont également aussi typiques (de l'époque de la mise en scène) que soignés.
Les deux interprètes principaux sont familiers de leurs rôles, ainsi que des lieux (ils ont même chanté récemment ensemble cet opéra, également retransmis en direct dans les cinémas, depuis le Met de New York). La mezzo-soprano Aigul Akhmetshina démontre cette aisance dans une incarnation intense et agile de Carmen, de ses graves suaves aux aigus espiègles et cristallins. Sa conscience de la mélodie et de la couleur vocale sont aiguës, mais elle dépeint aussi la fragilité, la sensibilité et l'angoisse face à la mort et cette mère-la-morale incarnant les traditions endeuillées.
Piotr Beczala en Don José se fait héroïque et brillant de timbre et de présence. Son chant puissant pourrait parfois gagner en délicatesse mais ne perd aucunement en expressivité et en dramatisme, porté par de longs phrasés particulièrement bien conduits. Les duos sont saisissants, particulièrement le duo final, déchirant. Le spectateur français pourra parfois tiquer sur certaines prononciations approximatives tout en appréciant le travail porté sur la langue, notamment lors des passages parlés.
Olga Kulchynska apporte au personnage de Micaëla une dimension profonde tandis que son timbre lumineux, limpide et délicat sert un texte particulièrement soigné. Escamillo prend les traits du baryton-basse Kostas Smoriginas ainsi que sa voix large et noble. Les voyelles de ce fier toréador sont un peu trop ouvertes cependant (ce qui n’aide pas à la compréhension du texte). Au contraire, le texte, autant parlé que chanté, de Blaise Malaba est limpide et le chant sûr et large en Zuniga, ainsi que l’évident impeccable français de Pierre Doyen et Vincent Ordonneau, respectivement Dancaïre et Remendado, aux timbres clairs et vifs. Le brigadier Moralès est chanté par Grisha Martirosyan dont le timbre clair est riche en harmoniques. Enfin, Sarah Dufresne en Frasquita et Gabrielė Kupšytė en Mercedes se montrent comédiennes investies, aux timbres lumineux et clairs, et dont les légers accents apportent leur touche de charme.
À la tête de l’Orchestre du Royal Opera House, Antonello Manacorda se montre particulièrement attentif et soucieux d’impulser des élans passionnés (et surtout enthousiastes), tout en maintenant une délicatesse mue par une gestuelle à l’énergie maîtrisée et précise. Les artistes du Chœur maison, préparés par William Spaulding, se montrent tout autant précis avec des phrasés très dirigés et cohérents, notamment les hommes qui offrent une très belle pâte sonore d’ensemble. Les enfants, touchants et bons comédiens, font entendre un travail du français très appréciable, avec un timbre assez nasal (ainsi très enfantin et réaliste).
Grâce à cette production dont la modernité reste enracinée dans l’intrigue mais aussi l’esprit de l’opéra-comique, les mélomanes habitués et ceux re-découvrant l’œuvre et les lieux en retransmission se montrent ravis, n’ayant perdu aucune minute du spectacle dans le confort des sièges de cinéma.
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